Le piège de la focalisation sur le (seul) climat : partie 2
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Au-delà du seul climat : le vivant
A ce stade, il me semble important de préciser que la situation n’est plus exactement la même qu’en 2015, lorsque le livre de Guillaume Sainteny est paru. Entre 2015 et aujourd’hui, les sujets environnementaux ont, depuis, gagné en importance, à plusieurs niveaux : préoccupations dans l’opinion publique, couverture médiatique (aussi bien en presse écrite que dans les journaux télévisés), place dans la vie politique et la vie économique, etc.
L’importance de la biodiversité, en particulier, est de plus en plus soulignée, en France (un Secrétariat d’Etat à la biodiversité a d’ailleurs vu le jour en 2016, et a été recréé en juillet 2020 après avoir disparu du gouvernement) et à l’international (notamment via l’IPBES, l’équivalent du GIEC pour la biodiversité, qui a sorti un premier grand rapport en 2019, bien relayé à sa sortie).
L’évolution des préoccupations environnementales des Français montre bien cette montée de la biodiversité dans l’opinion publique depuis 2015 :
Pour autant, le problème soulevé il y a six ans par Guillaume Sainteny reste largement présent, si ce n’est aussi important qu’avant. « L’attention à la perte de biodiversité est éclipsée par la crise climatique » indiquait, parmi d’autres, un papier paru dans Nature Communications début 2020.
Le texte du chercheur Christian Amblard (CNRS) mentionné en début d’article et publié dans Le Monde en ce début d’année en est encore un signe.
Comme il l’écrit, « l’urgence climatique est évidente et absolument pas secondaire. (…) Mais l’urgence environnementale ne se réduit pas à l’urgence climatique. Si le vivant disparaît actuellement sur notre planète, la principale raison n’en est pas, au moins pour le moment, le réchauffement climatique. Les premières causes d’effondrement de la biodiversité sur terre restent la destruction des habitats, les pollutions généralisées des écosystèmes et les destructions directes des espèces. »
Bien sûr, « ces différents facteurs interagissent ». Mais « c’est bien le vivant qui est l’indicateur le plus intégrateur de toutes les atteintes environnementales faites à notre planète ».
Christian Amblard est évidemment loin d’être le seul à mettre en garde sur ce point. Le très médiatique Aurélien Barrau, entre autres, insiste souvent dessus : « Je veux absolument rappeler que dans la crise écologique globale, la crise climatique n’est qu’un élément parmi d’autres et ce n’est peut-être pas le plus grave. Quand bien même il n’y aurait pas un seul degré de réchauffement, nous serions tout de même dans la 6e extinction massive. (…) Il est essentiel d’avoir en tête que quand bien même on n’émettrait plus du tout de CO2, on n’aurait absolument pas résolu le problème ! En réalité c’est notre manière d’habiter l’espace, de le coloniser, qui rend cette planète invivable aux autres vivants. Et il se trouve que les vivants sont interconnectés ».
Malgré ces différentes alertes, auxquelles se rajoute l’encyclique Laudato Si’ (texte remarquable sur le plan écologique, qui consacrait 4 pages au climat mais aussi 3 à l’eau et 7 à la biodiversité, et qui, surtout, insistait sur l’imbrication de ces sujets), il faut cependant constater que ce propos peine à être audible — ou du moins à être suffisamment entendu et pris en compte.
Le cas emblématique du score carbone de la viande
Un exemple très actuel illustre ce problème : la notation carbone de viande. Même s’il n’est pas encore imposé, l’affichage du bilan environnemental des produits alimentaires semble inéluctable à moyen terme ; plusieurs organisations dont Yuka ont du reste déjà lancé leur « éco-score » début 2021. Problème : les professionnels des filières ovines et bovines se sont rendus compte que dans certains cas, les notes de leurs produits « sont plus mauvaises quand les systèmes sont vertueux (élevage herbager, bio…) » en raison de la méthode de calcul utilisée, qui pâtit « de plusieurs angles morts importants ».
Ainsi, selon leur constat (partagé par de nombreuses ONG, environnementales et de bien-être animal), une viande « issue de parcs d’engraissement intensifs américains affiche un meilleur score environnemental qu’une viande issue de bovins pâturant sur de grandes surfaces de prairie, qui stockent du carbone et protègent la biodiversité ». De même, « un poulet industriel élevé en cinq semaines pourrait obtenir une meilleure notation environnementale qu’un poulet au grain élevé en plein air ».
Et bien d’autres exemples
Pour ce cas-ci, lié à un problème de méthodologie, on peut estimer que l’alerte soulevée par les professionnels et les ONG permette de corriger le tir, d’autant que le poids d’une filière agricole comme celle-ci est rarement négligée par des responsables politiques, surtout à six mois d’une présidentielle.
Mais il n’en est et n’en sera pas toujours ainsi. Quand France Nature Environnement alerte sur la « préservation de la biodiversité de nos rivières » menacée par un amendement de la loi climat (qui maintient en vie des « milliers de seuils et barrages devenus obsolètes, qui empêchent les poissons migrateurs de remonter nos rivières… et donc de se reproduire »), il n’est pas sûr que le poids politique des poissons migrateurs soit suffisamment important, et ce même si l’objectif de décarbonation brandi par les « pro-moulins à eaux » relève surtout de l’affichage, selon France Nature Environnement :
« Les défenseurs de cet amendement ont plaidé en faveur de la diversification du mix énergétique de la France, en arguant que les anciens moulins pouvaient se transformer en mini-centrales électriques décarbonées. Sur le papier, l’idée est séduisante, seulement voilà : la production d’électricité de ces petits barrages hydroélectriques représente à peine 0,3% de la consommation d’électricité en France. Leur contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France serait donc négligeable, pour un impact très fort sur la biodiversité des milieux aquatiques. Le rapport bénéfice-risque est donc très, très largement en faveur de la protection de nos rivières ».
Sans me prononcer ici sur le fond de ce sujet, que je ne maîtrise pas, cet exemple est là encore révélateur des conflits possibles entre ambition de décarbonation et préservation de l’environnement.