Comment faire pour stopper l’artificialisation des sols

Nourritures terrestres
23 min readJan 28, 2023

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Cette partie est un extrait de l’article “L’artificialisation des sols pour les nuls” de la newsletter Nourritures terrestres.

Les auteurs du livre “La ville stationnaire” distinguent trois leviers d’action, qu’ils détaillent pour chacun d’entre eux :

1. Où trouver des m² sans construire ? → Mieux occuper le bâti en intensifiant les usages de l’existant ;

2. Où construire sans artificialiser ?Mieux utiliser les sols déjà artificialisés ;

3. Revoir l’aménagement du territoire en redistribuant géographiquement les personnes et les emplois

Passons-les en revue.

1. Mieux occuper le bâti : intensifier les usages de l’existant

Ici l’enjeu est de répondre à la question : « où trouver des m² sans construire ? ».

« Construire moins, c’est d’abord faire avec l’existant, réinvestir et se partager les murs dont on dispose déjà (…), soit parce que ces bâtis sont inoccupés (vacances) soit parce qu’ils sont sous-occupés. »

Tour d’horizon des possibilités :

A/ Les logements vacants

C’est le « gisement le plus connu, le plus évident ». Quelques chiffres : ils ont progressé de 30% sur les 15 dernières années, et il y en a aujourd’hui presque 3 millions en France métropolitaine.

40% des logements vacants sont situés dans des zones urbaines d’au moins 100 000 habitants : ce n’est pas négligeable.

Mais cela ne fait donc pas la majorité : « la majorité des logements vacants ne se situe pas là où sont les besoins ».

Dès lors, écrivent les auteurs, « la seule manière de rapprocher l’offre et la demande est de faire en sorte que les populations se redistribuent sur le territoire » (voir plus bas « 3. Redistribuer à toutes les échelles »).

(Par ailleurs, comme Rémi Guidoum de la Fondation pour la Nature et l’Homme (FNH) me l’explique en complément : « Non seulement il y a une inadéquation géographique entre l’offre de logements vacants et la demande de logements, mais il y a aussi une inadéquation entre les types de logements qui sont demandés et les prestations que peuvent proposer les logements vacants — souvent de petites surfaces peu adaptées à des familles ».)

Autre problème : les résultats des dispositifs mis en œuvre pour remettre sur le marché des logements vacants « restent encore très modestes ». Il faudrait donc changer d’approche : passer d’une « simple « incitation » des propriétaires à remettre sur le marché (vente ou location) leurs biens vacants », à une logique qui « implique le courage de s’attaquer au sujet sensible de la propriété privée, à peu près intouchable depuis la Révolution française : mener, à l’échelle des collectivités locales, une politique publique plus volontariste de rachat au nom de l’intérêt général et de réhabilitation, afin de les remettre sur le marché ou d’en confier la gestion à des bailleurs sociaux ».

Parmi les pistes évoquées en ce sens : réorienter partiellement les fonds publics dédiés à la construction des logements sociaux (le « 1% patronal »), revoir les dispositifs de défiscalisation pour les flécher vers la réhabilitation du patrimoine ancien, mettre en place un plan massif de rénovation du parc existant…

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B/ Les résidences secondaires

En France, 1 logement sur 10 est une résidence secondaire. Mais la notion de résidence secondaire recouvre des réalités très différentes. Un tiers, pas plus, sont détenues par des ménages aisés.

Sans dresser la liste des différentes situations, notons tout de même que dans la métropole du Grand Paris, ce sont environ 200 000 logements, soit quasiment 6% du parc total, qui sont des « pieds à terre de quelques riches Américains, Suisses ou Emiratis » — ce qui n’est pas tout à fait rien.

Ceci dit au global, une large partie du parc ne semble pas mobilisable : « peu probable qu’on installe beaucoup de monde à l’année à l’Alpe d’Huez ou aux Arcs. (…) Et difficile d’envisager que des familles puissent se loger dans les petits appartements de plage d’Hossegor ou de La Grande-Motte. »

En réalité « diviser par 4 la proportion de résidences secondaires d’ici 2050, comme l’envisage l’Ademe dans ses scénarios les plus frugaux, semble un objectif très ambitieux, atteignable seulement avec des mesures drastiques qui permettraient de « mettre la main » sur 100% des logements « pertinents » pour une résidence à l’année ».

Pour l’heure le problème se situe avant tout dans les métropoles (avec avant tout le « phénomène Airbnb ») et sur les littoraux, sur fond de prix qui flambent et donc de crise du logement pour les locaux, ce qui contribue à « l’artificialisation un peu plus loin dans les terres ».

Les auteurs indiquent qu’aujourd’hui, une majoration de la taxe d’habitation à hauteur de 60% est permise sur les résidences secondaires des communes situées sur le périmètre lié aux logements vacants. Selon eux, « si une telle mesure était généralisée sur les territoires éligibles, voire aux zones en tension immobilière, elle pourrait contribuer à remettre sur le marché un certain nombre de logements » — en s’attaquant en parallèle à la capacité financière des locaux à accéder aux logements remis sur le marché.

Autre piste plus radicale et « sans doute bien moins populaire » : « mettre en place un quota maximum de vente de résidences principales à des fins de résidences secondaires » (« ou surtaxer ce type de transaction »).

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C/ Les logements sous-occupés

Beaucoup moins sous les lumières médiatiques que les logements vacants et les résidences secondaires, « les chiffres impressionnants de sous-occupation des logements devraient tout autant, sinon plus, nous interpeller ».

8 millions de logements seraient sous-occupés, tandis que 1,5 million seraient sur-occupés (correspondant à 5 millions de personnes en surpeuplement).

Graphique issu de “La ville stationnaire”. Sont considérés comme insuffisamment occupés les locaux comportant un nombre de pièces habitables (cuisines non-comprises) supérieur de plus de 2 au nombre de personnes qui y habitent.

Deux phénomènes jouent en parallèle :

  • Le nombre de personnes par logement n’a cessé de baisser (à cause de nombreux facteurs, dont la hausse des ruptures conjugales) ;
  • La surface moyenne de la résidence principale est passée de 72m² (1973) à 91m² (2012).

Résultat : en 40 ans, la surface moyenne par personne est passée de moins de 25m² à plus de 40m² !

Ce gisement potentiel est bien au-dessus de ce qui peut être exploité dans le vacant (« 1M de logements au mieux, soit environ 2M de personnes ») et les résidences secondaires (« peut-être un chiffre du même ordre de grandeur »). C’est un vrai potentiel théorique de m² à redistribuer ou mobiliser.

En pratique, c’est toutefois complexe, aussi bien sur le plan de l’équité sociale, que juridique (droit de la propriété privée) ou encore technique.

1re piste : « mieux connaître et comprendre les besoins pour mieux y répondre ». « Actuellement les logements de 3 ou 4 pièces représentent 46% du parc, et les logements de 5 pièces ou plus 35%. Les 2 pièces ne représentent que 13%. Et dans le parc social, les 3 ou 4 pièces sont très majoritaires. Or le profil des personnes en précarité évolue : il ne s’agit plus seulement de loger des familles avec plusieurs enfants mais aussi, par exemple, des femmes et des hommes séparés avec un enfant, ou des personnes âgées ».

2e piste : lutter contre, voire inverser, la tendance historique à la décohabitation…en favorisant la « recohabitation ». Pêle-mêle, les auteurs évoquent ici : « vieillir à plusieurs ; garder ses enfants ou ses parents à la maison ; adapter la taille de son logement, quand c’est possible, à sa situation familiale ; adopter la cohabitation à plusieurs dans toutes les configurations possibles » — ce qui peut passer par de la « cohabitation intergénérationnelle, de l’accueil d’étudiants dans les familles ou chez les retraités, des programmes d’habitats partagés qui permettent de mutualiser des pièces comme la buanderie, une salle de jeux pour les enfants », etc.

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D/ La transformation des bureaux vides

Ici ce n’est pas simple : d’abord, il faut que le télétravail mène réellement en pratique à une baisse des surfaces de bureaux nécessaires, ce qui n’a rien d’évident et demande une vraie démarche engagée ; ensuite, il faut que le télétravail ne provoque pas des effets rebonds indésirables (deux résidences au lieu d’une ; pièces supplémentaires à la maison pour servir de bureau ; trajets plus longs…) ; enfin, se présentent divers obstacles techniques pour transformer les bureaux en logements, qui complexifient l’équation financière…déjà compliquée de base :

« Pour beaucoup d’opérateurs, l’équation économique est « quasi insoluble » (comprendre, « il nous faudra des aides publiques »), et il vaudrait parfois mieux démolir et reconstruire à neuf, ce qui d’un point de vue écologique n’est pas terrible…L’autre frein, c’est que l’immobilier de bureaux — produit financier par excellence — est plus lucratif que celui du logement. Les investisseurs préféreront patienter (…) plutôt que prendre la décision de transformer leur actif ».

Bref, pas simple, et en ordres de grandeur, c’est probablement faible par rapport aux gisements cités précédemment. Sans compter, me précise Rémi Guidoum de la FNH, que « la localisation de certains bureaux vacants (aux abords d’autoroute ou de périphérique par exemple) n’est pas toujours compatible avec une reconversion en logements ».

Ceci dit, ne le négligeons pas non plus : Rémi Guidoum souligne qu’« en Ile-de-France il y a 4 millions de m² de bureaux vacants. C’est effectivement complexe à transformer mais il y a tout de même un gisement à aller chercher. La moitié du potentiel de bureaux pouvant être transformés en logement est en Ile-de-France ».

Autrement dit, tous les m² existants sont bons à prendre, surtout dans les zones tendues. Sans compter qu’avec les mutations du travail, les immeubles de bureaux pourraient (continuer à) évoluer, avec des opportunités de les transformer ou réaffecter… Les auteurs appellent d’ailleurs « à développer la mixité tertiaire/logement au sein des mêmes immeubles ».

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En 1 image, voici donc en résumé les ordres de grandeur des gisements mobilisables en logements, selon les auteurs de “La ville stationnaire” :

Image issue de “La ville stationnaire”

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Enfin, au-delà des gisements de logements, les auteurs évoquent aussi l’action sur le patrimoine public et les lieux d’activité pour mutualiser des espaces et partager les usages.

Ici l’idée est « d’intensifier l’utilisation des lieux par la mixité d’usage », en jouant sur les rythmes d’occupation : jour/nuit, semaine/weekend, période de vacances scolaires, saisons…L’idée n’est pas nouvelle (écoles qui servent de garderie en fin de journée et accueillent des activités de centre aéré le mercredi et le weekend ; rues qui servent de marché hebdomadaire ; etc.) mais « nous pourrions aller beaucoup plus loin ».

« Chaque lieu, existant mais aussi à construire, devrait être pensé (en amont, dès le programme) dans une logique de bonne « maîtrise d’usage », optimisant les précieux m². ».

Un article du Monde de l’an dernier présentait ainsi des cas concrets : transformer la cantine d’une entreprise en restaurant en soirée (cas des locaux parisiens de Bouygues) ; donner l’accès à l’auditorium pour des courses de danse et de théâtre (cas du nouveau siège de Vinci à Nanterre) ; etc. Ces exemples de partages d’usages dans un même lieu commencent à se développer, suivant ainsi les pas de municipalités qui ont mis en place ces habitudes depuis longtemps (exemple : salles de mairie ou d’écoles qui accueillent des activités associatives le soir).

L’article nous apprend qu’à Paris, les cours d’écoles de plus d’une quarantaine d’établissements sont ouvertes le weekend. Idem pour une trentaine de crèches pour servir aux familles le weekend. « En Suisse, cela fait longtemps que l’habitude a été prise d’aller pique-niquer dans les écoles quand les enfants n’y sont pas » indique le journaliste.

Enfin, les auteurs de “La ville stationnaire” évoquent l’occupation transitoire de lieux vacants, qui permet de « tester de nouvelles pratiques » et « faire émerger de nouveaux concepts » ; cependant « ce type d’action a vocation à rester plutôt marginal (il n’y a pas tant d’opportunités) » et « il ne faut sans doute pas en attendre beaucoup sur la possibilité de diminuer les volumes à construire ».

2. Mieux utiliser les sols déjà artificialisés

Ici l’enjeu est de répondre à la question : « où construire sans artificialiser ? ».

« Construire sans artificialiser, c’est réutiliser/recycler les ressources foncières qui ont, pour la plupart, déjà un usage et une occupation. (…) Cela suggère que les « tissus » de nos villes laissent encore des possibilités de construire : dans les interstices, visibles ou invisibles, sur les toits, dans les jardins, sur les parkings des supermarchés, sur les « terrains vagues », ou en remplacement de bâtiments désertés ».

Tour d’horizon des possibilités concrètes :

A/ Les dents creuses

Ce sont les « espaces non-construits entourés de parcelles bâties ». Pour mobiliser ce gisement, « on n’a pas d’autre choix qu’agir au cas par cas. (…) Les possibilités d’action sont limitées : négocier directement avec les propriétaires, mettre en place des outils d’incitation fiscale, engager une expropriation, ce qui est possible de façon simplifiée si la parcelle est en état d’abandon manifeste ».

« Il existe encore peu d’études sur l’évaluation de ce gisement, mais il est potentiellement important. En 2016, une étude menée sur le territoire du Pas-de-Calais avait estimé que la rétention foncière pour l’habitat représentait plus de 4 ans de la consommation d’espaces du département ».

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B/ Les friches

Ce sont les « espaces déjà artificialisés qui ont perdu leur usage et donc en attente d’un éventuel réemploi » — réemploi qui nécessite, de plus, « un aménagement ou des travaux préalables ».

Exemples : grandes halles, moulins, casernes militaires, friches ferroviaires (voies de service, zones de triage, anciens ateliers…), anciennes usines, ateliers, garages et stations-services, commerces…

« Aujourd’hui, ces friches reviennent sur le devant de la scène comme alternative à l’étalement urbain ». Le gouvernement a ainsi lancé un « fonds friche », renouvelé récemment, pour financer des « opérations de recyclage des friches et la transformation de foncier déjà artificialisé ». De nombreux élus demandent que ce fonds soit pérennisé.

En pratique, les chiffres « restent modestes en termes de logements » ; ceci dit le gisement des friches « permet de réduire la pression dans les zones tendues », et de « faire émerger de véritables quartiers où la mixité fonctionnelle est nativement offerte, contrairement aux extensions pavillonnaires ».

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C/ La « densification douce » : les réserves de densité dans le tissu d’habitation

On parle ici de « la possibilité d’insérer « en douceur » de nouvelles constructions sans perturber outre mesure le paysage et la qualité de vie ». Le parti pris ici est de « considérer que le foncier est sous-occupé et peut être optimisé ».

Il peut y avoir plusieurs formes de densification, plus ou moins douces. La plus douce : « lorsqu’un petit logement est créé en partitionnant la maison principale (dans un soubassement, un garage, des combles…) moyennant un réaménagement et la création d’un accès indépendant. Ce logement additionnel peut aussi se faire en extension ou dans le jardin de l’habitation principale sans division foncière.

Le degré suivant est la division parcellaire : « lorsqu’un morceau de terrain est détaché pour construire une nouvelle maison, nécessitant une nouvelle voie d’accès très consommatrice de surface malheureusement ».

Quel potentiel ? Plusieurs programmes de recherche parlent d’un « complément substantiel » à la production traditionnelle de logements. Les auteurs, de leur côté, indiquent un gisement de 11 millions de maisons, après avoir sélectionné les « maisons non mitoyennes laissant un « reste à construire » sur la parcelle ». « Une mobilisation de 1% par an de ces terrains représenterait un potentiel d’environ 110 000 logements ».

Cette densification douce est intéressante à deux égards, écrivent les auteurs : sur le volume potentiel de production de logements ; et sur le type de logements produits, « puisqu’il laisse entrevoir que ce n’est pas encore la mort annoncée de la maison individuelle : celle-ci a potentiellement quelques beaux jours devant elle, pour autant qu’on réussisse à « l’emboîter » dans le tissu des maisons déjà existantes ».

Pourtant « peu d’acteurs semblent positionnés sur le secteur » et « on n’a pas encore vu passer de « fonds densification douce » du ministère de la transition écologique »…

Ceci dit, l’urbaniste Sylvain Grisot racontait récemment dans sa newsletter que « les premières expérimentations de densification douce, lancées en 2015 dans quelques petites villes et villes moyennes, pointent leur nez. Ca y est, on commence à voir les résultats, et cela fonctionne : des maisons poussent dans des jardins privés devenus trop grands. Un processus amorcé par les collectivités, mais qui coïncide très bien avec les intérêts des habitants. ».

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D/ Le même principe de densification douce, cette fois-ci dans le tissu d’activité

Cette logique peut s’appliquer aux zones commerciales et aux zones d’activité économique. Celles-ci ont souvent un potentiel d’amélioration en termes de densité, de qualité d’usage et de desserte. Le but : « accueillir un plus grand nombre et une plus grande diversité d’activités économiques ». Comment ? En « rationalisant l’usage des espaces entre les différentes entreprises, notamment par la mutualisation des parkings, des aires de stockage-livraison, voire de certains locaux annexes (vestiaires, sanitaires) ou administratifs ».

Bien sûr là encore ça n’est pas simple… « Dans la plupart des cas, ces zones appartiennent à plusieurs propriétaires, ce qui complexifie la mise en commun d’espaces et de locaux ». Comment faciliter les choses ? « Par l’évolution des règlements d’urbanisme, l’adoption de mesures fiscales incitatives, l’apport d’expertise pour l’accompagnement des projets ».

Et qu’en est-il de l’idée d’y intégrer des logements ? « La problématique est un peu différente » mais « c’est une très belle piste », à certaines conditions pour pouvoir « offrir des lieux de vie d’une grande qualité urbaine ». Une chose est sûre : cela demande « de nouveaux référentiels culturels » : « historiquement, les activités productives (menuiseries, petits ateliers, etc.) étaient souvent implantées au cœur du village ou en centre-ville, et parfaitement tolérées et intégrées par la population, mais depuis les notions de confort ont évolué ».

Une piste pour avancer : mettre en place des opérations témoins qui pourraient « démontrer la faisabilité de cette approche et la qualité des quartiers rénovés ». De toute façon, puisqu’avec la ZAN « le foncier va inéluctablement se raréfier et devenir plus cher », « ces zones vont devenir des nouveaux terrains de jeu » : « autant anticiper et mettre en place les règles d’urbanisme qui garantiront l’exemplarité des projets et impulseront la transition des « entrées de ville » ».

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Densifier…à quelles conditions ?

Densifier peut « susciter des inquiétudes ou un ressenti négatif », « voire provoquer une franche opposition des populations qui voient les immeubles monter à côté de chez eux, les espaces interstitiels se remplir, les lieux se saturer… ».

Parmi les problèmes : densifier, en particulier en centre-ville, entre en concurrence avec l’idéal de la ville « renaturée ». Voir une friche se bâtir alors même qu’elle était la promesse d’un espace renaturable n’a rien d’enthousiasmant pour le voisinage… « Pour l’heure, certaines opérations censées incarner la lutte contre l’étalement, se disqualifient d’elles-mêmes : trop denses, trop hauts, trop minéraux… ».

A l’inverse « le grignotage des espaces verts privés dans le « diffus » (fonds de parcelle, etc.) se fait loin des yeux et de manière plus diffuse » : « une extension qui grignote sur le jardin, une terrasse, une piscine, etc. mises bout à bout vont pourtant finir par entamer sérieusement le « capital végétal » des villes. »

Les auteurs appellent donc à « lutter contre la tentation de tout consommer : ne pas forcément vouloir remplir toutes les dents creuses et autres espaces libres ». Ils prônent de la « mesure » et de « l’équilibre » : « la densification ne se fait pas de manière uniforme : elle est souvent polarisée dans les quartiers qui subissent déjà une forte pression immobilière », par exemple parce qu’ils sont bien desservis ».

« Renouveler la ville sur elle-même ne veut pas forcément dire renforcer les dynamiques là où elles sont déjà en place, au risque d’une saturation et d’un rejet. C’est aussi — d’abord ? — apporter une intensité urbaine là où elle n’existe pas ou quasiment pas, dans tous les espaces impensés des politiques urbaines : espaces périurbains et ruraux, entrées de ville, « entre-deux » entre urbain et rural, zones d’activité mono-fonctionnelles…Bref, mieux répartir les efforts d’aménagement ».

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Face aux défis multiples et aux injonctions contradictoires : assumer la complexité

Les auteurs insistent : « tout cela ne sera pas simple ». Il s’agit de « passer de la fabrication standard de la ville à la dentelle fine, la haute couture », qui suit la logique de « l’urbanisme circulaire » prônée par l’urbaniste Sylvain Grisot. Et pour y arriver, « chacun va devoir y mettre du sien ».

Dans les villes, la production immobilière suit encore « une logique de croissance rapide et efficace pour répondre aux « besoins » pressants », et « les opérations restent assises sur des standards « sans prise de risques » ; et hors des villes, « les « plaques pavillonnaires » dopent par à-coups la croissance des villages et petit bourgs ».

Les auteurs appellent à « diversifier et adapter le parc de logements », et à « sortir de la logique de l’offre et se recentrer sur la demande (les besoins) ».

« Dans cette ville qui se « recycle » sur elle-même, les injonctions contradictoires seront nombreuses. Il va falloir faire entrer au chausse-pied l’ensemble des besoins : satisfaire la demande soutenue en logements, équipements et activités économiques ; engager l’énorme chantier de rénovation thermique ; accueillir les besoins nouveaux en espaces, pour relocaliser certaines activités, pour faire face au changement climatique (espaces de renaturation et végétalisation), et pour fournir les espaces nécessaires aux nouveaux modes de consommation et production à l’ère post-carbone ».

(Exemples de ces nouvelles habitudes de l’ère post-carbone : “composteurs de quartier pour valoriser les déchets, stockage de matériaux pour le réemploi, espaces de réparation et d’entretien, logistique du dernier kilomètre, vente et distribution en RDC pour les circuits courts, solutions de chauffage urbain dans toute leur diversité…”).

« Certes, pour l’instant, dans le scénario business as usual, ce sont plutôt les entrepôts d’e-commerce, les dark stores et les data centers qui réclament leur lot de mètres carrés…mais les temps changeront », veulent croire les auteurs.

Et les injonctions contradictoires ne sont pas le seul défi : il faut aussi faire face à l’inertie, qui se retrouve « partout : dans les modèles économiques des acteurs privés — toute la profession doit s’embarquer dans cette aventure bien éloignée des habitudes prises jusqu’ici -, dans les postures des acteurs publics qui devront évoluer pour devenir plus interventionnistes, et dans les schémas culturels bien ancrés dans la population ».

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Le sujet épineux de la maison individuelle

Au sujet des schémas culturels bien ancrés, la question de la maison individuelle est emblématique. C’est une envie majoritaire : 75 à 80% des Français souhaiteraient habiter en maison individuelle. La remettre en cause est explosif politiquement comme l’a constaté la ministre du Logement Emmanuelle Wargon qui avait affronté une floppée de critiques après avoir déclaré en 2021 que « le rêve de pavillon avec jardin n’est pas compatible avec les enjeux environnementaux ».

Sur ce sujet, la position des auteurs est la suivante :

-D’abord il serait utile de comprendre les réelles envies et frustrations des citoyens : par exemple « on peut avoir envie d’une maison parce qu’en moyenne elle est plus grande (environ 110 m²) qu’un appartement (environ 65m²) ; dans ce cas, retour aux considérations sur les logements sous-occupés ou sur-occupés ».

-Ensuite et surtout, ils estiment que l’option d’une maison mitoyenne rempliraient la plupart des critères et devrait donc être la voie à privilégier au maximum. « Si l’on continue encore (un temps) à construire des maisons individuelles (soyons réalistes, une autre position est intenable politiquement, à très court terme), le minimum est qu’elles soient mitoyennes ».

-Par ailleurs, écrivent-ils, « le rêve du moment change avec le parcours de vie ». Ils citent la journaliste Sophie Drivy, qui appelle à remettre en cause « l’idéologie du bonheur familial projetée sur le pavillon périurbain : « le rêve de maison calme avec un grand jardin est d’abord une envie (socialement construite) de jeunes parents ».

Sur ce sujet épineux, « attention néanmoins à ne pas tomber dans une forme de mépris de classe en avançant que le mode de vie associé à l’envie d’une maison individuelle serait nécessairement antiécologique », prévient Rémi Guidoum. « Evidemment le modèle pavillonnaire stéréotypique basé sur la voiture, la maison en milieu de parcelle, dans certains cas la piscine individuelle, n’est pas tenable. Ce n’est pas pour autant que c’en est fini de la possibilité de vivre en maison individuelle partout en France. Il y a toute une réflexion à mener sur l’intensification des quartiers pavillonnaires et le renforcement des liens sociaux, les modes de gestion permettant d’enrichir la biodiversité présente, etc. ».

Quoi qu’il en soit, comme l’écrivent les auteurs du livre, « gardons-nous de projeter des logements idéaux » et investissons dans « la diversité des solutions ». Par exemple, les « habitats légers ou ultra légers [petites voire micro-maisons] pourraient être envisagés de façon plus systématique pour les constructions de résidences secondaires ou occasionnelles ».

3. Redistribuer à toutes les échelles : revoir l’aménagement du territoire

Tout ce qui a été exposé précédemment sera nécessaire mais ne suffira pas. « A force d’agilité, de changements de pratiques et d’évolutions culturelles, les villes de demain pourraient encore encaisser une certaine croissance démographique. (…) Mais cela ne peut durer qu’un temps : si le phénomène de métropolisation perdure, nous réussirons d’autant moins à atteindre la neutralité carbone. »

« Aucun scénario de réduction des émissions d’ici 2050 ne se permet de tabler sur une poursuite des tendances actuelles : sans « sobriété » à tous les étages (des m² à construire, des usages, des modes de vie et déplacement), personne n’a réussi à montrer comment « boucler » un système durable ».

Pour les auteurs (comme pour bien d’autres observateurs), il faudrait donc, « au lieu de construire des logements dans des zones où se trouvent déjà concentrés tous les emplois », « inverser la logique et travailler à créer des emplois, une dynamique, un cadre de vie, dans les territoires où se trouvent déjà les logements ».

Ceci implique de « réinvestir — en les améliorant — les espaces urbanisés que nous avons déjà, au lieu d’en fabriquer de nouveaux. Leur apporter de la qualité résidentielle, du service, du lien social, une vocation où il en manque, dans les « petites villes de demain », les bourgs, les villages, et le « périurbain de demain » ».

« C’est une autre vision de l’aménagement du territoire, tournée vers la réparation et le prendre-soin mais aussi vers les enjeux de transition, faisant la part belle à de nouveaux métiers et de nouvelles méthodes : diagnostics de territoires, nouvelles fonction urbaines adaptées à l’existant, tests et activation de nouveaux usages, médiation, accompagnement…».

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Retourner le raisonnement des promoteurs du « choc d’offre »

Face à la demande importante de logements (du fait de la démographie, des transformations sociétales, de la polarisation des créations d’emplois, etc.), beaucoup plaident pour un « choc de l’offre », autrement dit un mouvement de construction massive, en partant du principe qu’une autre politique d’aménagement du territoire est inenvisageable ou irréaliste.

Or, « on peut retourner le raisonnement : puisque nous ne pouvons plus nous permettre de construire autant, nous n’avons pas d’autres choix que de revoir l’aménagement du territoire, de façon massive et volontariste ; pas d’autre choix que d’inciter, provoquer et accompagner, par tous les moyens démocratiques, une redistribution urbaine progressive des populations, et pour ce faire, des services et des emplois ».

Rémi Guidoum complète le propos en ajoutant : « Rééquilibrer l’aménagement du territoire est une préoccupation de moyen terme, tandis que la crise du logement est très actuelle — l’enjeu est donc de réussir à concilier les deux visions ».

Reste à voir comment ce réaménagement du territoire pourrait se mettre en œuvre concrètement.

« Personne ne dit que ce sera simple. Mais sera-t-il simple de revoir et d’adapter tout notre système de production et de distribution énergétique ? De faire muter notre modèle agricole ? De rénover thermiquement une quantité phénomène de logements ? De faire advenir une économie bien plus circulaire ? De s’adapter aux conséquences inéluctables du changement climatique dont le coup est déjà parti ? Pour ces 30 prochaines années, et les suivantes, on n’est plus à un défi près ! ».

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L’histoire montre que cette approche a longtemps été suivie

En réalité « inverser, ou du moins contenir, la tendance à l’accroissement et la concentration des villes n’est pas un défi nouveau pour l’humanité » .

« Longtemps, les villes ont dû essaimer pour composer avec les limites imposées par des contraintes environnementales — en premier lieu la capacité à nourrir leur population. Seules les villes exceptionnellement riches pouvaient se permettre de dépasser une certaine taille critique : le quatuor Gênes, Venise, Florence, Milan, plus tard Amsterdam, Londres, New York… »

Hormis ces exceptions, « l’émigration reste une méthode éprouvée et efficace pour remédier à la surpopulation urbaine. »

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Comment aller en ce sens ?

Les auteurs le reconnaissent : ils n’ont « pas de recette miracle ni de formidables recommandations de politique publique pour favoriser une « redistribution effective des populations » ». Ils rappellent aussi que la déconcentration n’est probablement souhaitable que dans une certaine mesure, car les systèmes techniques nécessitent un minimum de densité de population.

Ils soulignent par ailleurs que « l’amorce de démétropolisation » initiée par la crise sanitaire comprend « plusieurs effets potentiellement contre-productifs » : d’abord à cause des effets rebonds (+ de doubles résidences, et + de déplacements, souvent en voitures) ; mais aussi parce que « l’essaimage sur le territoire a peu de chances de se faire là où sont les logements vacants et les opportunités de redensification douce ». En pratique le littoral est très privilégié (« à moins de faire appel à des attaches familiales, le Francilien moyen se voit plus facilement à Saint-Malo ou La Rochelle qu’à Saint-Dizier ou Sedan »), de même que les villes moyennes disposant d’une « gare bien connectée, pas trop loin de Paris ». Dès lors, « peu de chances que ce soit la fameuse diagonale du vide qui se remplisse ». Chiffre bon à savoir : 30% des communes n’ont jamais été aussi peuplées, mais 15% n’ont jamais été aussi peu peuplées » (depuis le recensement de 1876).

Image issue de “La ville stationnaire”

Mais les auteurs avancent tout de même deux pistes.

1/ Favoriser une « approche plus systématique » pour redéployer l’activité économique publique et privée et favoriser le zéro artificialisation. Pour cela, les pouvoirs publics disposent de plusieurs leviers : le pouvoir réglementaire (plans locaux d’urbanisme, etc. jusqu’à la proposition de zéro artificialisation brute), économique (par des évolutions fiscales, comme « taxer bien plus fortement les plus-values foncières sur les terres à artificialiser — à condition d’aider les agriculteurs qui comptent aujourd’hui sur les PLU pour prendre leur retraite ! » ; par la commande publique dont les cahiers des charges ; etc.) ; et la capacité d’exemplarité et d’entraînement, comme le redéploiement de certains services administratifs centraux vers des villes moyennes.

Signe que le sujet est d’actualité : dans un avis publié cette semaine, le CESE préconise une taxation à 70% des plus-values sur les terrains devenus constructibles, contre l’avis de nombreuses entreprises et agriculteurs.

2/ Adopter une « approche plus systémique », car ce qui vient d’être dit risque de « ne rester que du bricolage si nous n’abordons pas les choses de façon plus radicale et systémique. Regardons les choses en face. A quoi pourrait bien ressembler, sans se mentir, cette France de 2050, ayant atteint à la fois le zéro émissions nettes et la zéro artificialisation nette ? ».

Il est probable, écrivent-ils, qu’il nous faudra agir, entre autres, sur la nature des emplois. « Il nous faudra beaucoup plus de paysans — exploiter de plus petites parcelles en agroécologie est plus intensif en travail humain -, de métiers manuels pour la réparation et l’entretien de proximité, pour le recyclage et le réemploi, pour la construction et fabrication locale à petite échelle… » — soit des « métiers plus ancrés, qui devraient réclamer moins de déplacements et être plus centrés sur les (futurs) bassins de population que sur les lieux de croisement d’une industrie mondialisée ».

Redistribuer la population sur le territoire est « à articuler avec trois autre enjeux, de longue haleine, de la transition environnementale » : 1/ « une certaine démobilité, c’est à dire diminuer nos besoins de déplacements quotidiens, en rapprochant les zones d’emplois et d’activité des logements ; 2/ la mutation du système agricole vers des pratiques plus écologiques et une relocalisation d’une partie significative de l’alimentation ; 3/ la reterritorialisation de certaines productions essentielles ; le tout dans un objectif, entre autres, de plus grande résilience ».

Face à ce défi immense, il y a une bonne nouvelle :

« Ces efforts ne s’empilent pas, bien au contraire ; ils se nourrissent et se renforcent les uns les autres. Il faudra des emplois locaux, pour cette agriculture du futur, pour l’entretien et la rénovation thermique du patrimoine bâti, pour les métiers de l’économie circulaire et de la réparation ; pour rendre cette transition désirable, les habitants devront apprécier leur cadre de vie, dans des territoires redynamisés ; etc. ».

-> Conclusion du livre :

« Sans une profonde refonte de nos modèles économiques, sociaux et culturels, le zéro artificialisation nette est impossible, de la même manière que le zéro émission nette est impossible sans cette même refonte ».

Dans la dernière partie de l’article, découvrez d’autres regards et d’autres points d’attention sur l’artificialisation.

Pour rappel les citations de cet article viennent des auteurs du livre “La ville stationnaire”.

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