5 — Conclusion sur la capture et séquestration de carbone

Nourritures terrestres
6 min readFeb 13, 2021

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Cet article est la partie 5 du numéro “Comprendre les enjeux des technologies de capture et stockage du carbone” publié dans la newsletter Nourritures terrestres. Retrouvez les autres parties dans l’article principal.

In fine, la principale crainte concernant la CSC est la suivante : que la perspective incertaine de capturer du carbone à grande échelle plus tard soit utilisée aujourd’hui comme alibi pour continuer d’émettre autant, sans réduire les émissions à la source.

De fait, dans un document disponible en ligne sur lequel je suis tombé en faisant des recherches pour cet article, le géant américain Air Products, spécialiste des gaz industriels, écrit noir sur blanc :

« Les énergies fossiles feront partie du mix énergétique mondial pendant encore de nombreuses années. La CSC signifie que nous pouvons continuer, tout en atteignant les objectifs d’émission de CO2 »…

De même, une grande enquête parue en septembre dernier sur ExxonMobil — qui se targue d’être « le leader mondial de la CSC » — révélait que le groupe a par le passé brandi à plusieurs reprises son action en matière de CSC pour justifier son refus d’adopter des mesures plus contraignantes sur la réduction de ses émissions à la source.

L’enquête montrait aussi comment Exxon profite aux Etats-Unis de crédits d’impôts massifs grâce aux quantités de CO2 capturé — « potentiellement des centaines de millions de dollars » — tout en faisant pression pour faire lever l’obligation de soumettre à l’Agence de protection de l’environnement ses plans de surveillance du carbone capturé (pour s’assurer qu’il ne s’échappe pas dans l’atmosphère).

Plusieurs alertes montrent, s’il le fallait, que ce besoin n’est pas négligeable : en 2016 par exemple, une école située près du site de CSC d’Exxon dans le Wyoming a dû fermer après détection d’un niveau dangereux de CO2 à l’intérieur de son enceinte. Le même site avait vu des volumes de CO2 remonter à la surface de façon incontrôlée et répétée, alors que le carbone était censé être séquestré de façon sûre dans une ancienne réserve de pétrole…

L’exemple d’Exxon est emblématique du risque de voir la CSC servir d’excuse, voire d’outil de financement, aux géants de l’énergie pour continuer à brûler autant de combustibles fossiles. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la très grande majorité des sites de CSC aujourd’hui en service dans le monde soient utilisés, paradoxalement, dans le but d’extraire et de brûler plus de combustibles fossiles (cf partie « Où en est-on »).

Aux Etats-Unis, les crédits d’impôts liées à la CSC et accordées aux compagnies pétrolières sont dénoncées par les associations environnementales comme étant des subventions masquées, servant de bouée de sauvetage à une industrie en déclin structurel, dont (au moins) une partie des acteurs cherche bien plus à maintenir ses activités coûte que coûte qu’à effectuer sa transition énergétique.

A noter que ce dernier point est particulièrement vrai s’agissant d’Exxon, qui assume vouloir rester entièrement sur un business d’énergies fossiles à l’avenir, à la différence des énergéticiens européens (Total compris) qui font des énergies renouvelables un axe stratégique majeur et un pilier de leurs activités à l’avenir.

Dès lors, « utiliser l’argent public pour subventionner la récupération assistée de pétrole [technique utilisant la capture du carbone comme moyen, avec pour finalité la récupération du pétrole supplémentaire] ne semble pas être une solution positive pour le climat » estime un membre de l’organisation Oil Change International. « En faisant cela, on enrichit une industrie qui a tout fait pour retarder l’action climatique »…et qui pourrait donc continuer sur cette voie qu’elle a toujours suivie.

En somme, plus que la capture du carbone elle-même, dont on a vu précédemment en quoi elle peut être souhaitable dans certains cas, le danger réside :

-D’une part dans les mécanismes d’incitation à la CSC, lorsque ceux-ci retardent la transition vers des énergies bas carbone ;

-D’autre part, et surtout, dans l’idéologie capable d’en faire une « solution potentiellement miracle » à tenter façon « dernier espoir », alors qu’elle ne l’est certainement pas. Ce type de croyance, de plus en plus véhiculée, conduit à risquer de mentir ou d’entretenir l’illusion que l’on peut se passer de changements profonds (et forcément clivants) de nos modes de vie, de production et de consommation à mener dès à présent. Le risque est que la CSC serve de distraction et fasse perdre un temps précieux (ainsi que des quantités importantes d’argent public dans le cas de subventions).

Et ce d’autant plus que derrière la CSC pointent d’autres procédés (encore) plus controversés, qui pourraient bénéficier par ricochet de l’intérêt suscité à la CSC : des techniques de géoingénierie plus hasardeuses et plus dangereuses, à la fois en tant que telles et parce qu’elles sont vues par certains comme des moyens d’éviter d’autres types d’efforts. Il y a quelques jours, l’interview d’une journaliste environnementale américaine reconnue, Elizabeth Kolbert, parue sur le site du New York Times, est venue renforcer cette crainte. Elizabeth Kolbert, qui publiera un nouveau livre sur la question climatique en mars (après avoir remporté le prix Pulitzer pour son livre précédent, The Sixth Extinction), dit en effet à propos des techniques de géoingénierie qu’il « est possible que nous n’ayons pas le choix » de les déployer et que « nous ayons passé le stade d’avoir le luxe » de ce choix. Elle estime que « l’argument le plus fort » en faveur de mesures de géoingénierie — y compris les plus farfelues — est : « Quelle est l’alternative ? ».

On voit donc se profiler l’émergence d’un nouveau TINA — ce slogan « There is no alternative » attribué à Margaret Thatcher qui voulait imposer, dans les années 1980, l’idée d’absence d’alternative possible aux politiques de dérégulation et libéralisation des marchés — cette fois-ci appliqué au cas du réchauffement climatique.

Or, faire croire à l’absence d’alternatives aux tentatives technologiques incertaines, pour certaines désespérées, revient à faire le jeu de ceux qui refusent de voir l’autre chemin : celui de la mise en œuvre de transformations structurelles, dans lesquelles certaines technologies de capture du carbone ont leur place, mais bel et bien aux côtés du déploiement massif d’énergies bas carbone (dont la consommation doit se faire en substitution de celle des énergies fossiles) et de la diminution de certaines pratiques et activités économiques pour tendre vers plus de sobriété — ce mot encore tabou dans un certain nombre de sphères.

Le cas de l’aviation est par exemple emblématique. Même avec des gains d’efficacité et en ayant recours à des énergies moins carbonées, l’avion « vert » est probablement une illusion dans les délais qui nous sont impartis. Que les compagnies aériennes cherchent à investir dans la capture du carbone pour trouver des moyens de « compenser » leur activité sans la réduire structurellement est logique économiquement, de leur point de vue, puisqu’il en va de la survie de leur modèle de croissance ; ici comme dans d’autres secteurs, pour tendre vers plus de sobriété, ce sera donc bel et bien aux Etats d’intervenir.

Il faudra donc être très vigilant sur les technologies de capture du carbone comme de géoingénierie : leur éventuel déploiement (et les conditions de ce déploiement) relève bel et bien de choix de société qui ne doivent pas s’exonérer de débats publics et démocratiques — ce qui rejoint le propos de Yaël Benayoun et Irénée Régnauld (cofondateurs de l’association Le Mouton Numérique) dans leur ouvrage paru l’automne dernier, au sous-titre clair et qui servira ici de mot de la fin : « Plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous ».

Ressources complémentaires :

-La vidéo entière de Rodolphe Meyer (53 minutes) et toutes ses sources ici

-Cinq documents pour approfondir :

  • Un livre au format web dédié au sujet, en accès libre, chapitre par chapitre (cliquer sur « Table of Contents ») : un panorama riche et étayé (même s’il met peu l’accent sur les points problématiques).
  • Une étude très instructive avec une vision critique, qui tranche avec les points de vue dominants.
  • Le grand rapport (115 pages) de l’Agence Internationale de l’Energie, « 20 Years of Carbon Capture and Storage » (2016), en sachant que l’angle est résolument pro-CSC.
  • Une synthèse de McKinsey, avec un angle avant tout économique (…utile mais restrictif pour appréhender le sujet).
  • Une tribune à l’inverse très optimiste qui entend répondre à certains arguments critiques.

-Dans la presse : cet article récent du New York Times avec des témoignages d’entreprises qui construisent, financent et/ou sont clientes de projets de capture du carbone.

-Le tableur « Carbon Removal Corporate Action Tracker » qui récapitule et commente les promesses de grands groupes en la matière.

C’était le 31e numéro de Nourritures terrestres, la newsletter sur les enjeux de l’écologie (lien pour la recevoir). Tous les numéros précédents sont à retrouver ici.

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Clément Jeanneau

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