4 — Que penser de la capture et séquestration de carbone ?

Nourritures terrestres
7 min readFeb 13, 2021

Cet article est la partie 4 du numéro “Comprendre les enjeux des technologies de capture et stockage du carbone” publié dans la newsletter Nourritures terrestres. Retrouvez les autres parties dans l’article principal.

L’un des paradoxes de la CSC est qu’elle nécessite, au nom de la lutte contre le réchauffement, de rajouter des installations industrielles à des infrastructures existantes déjà lourdes — autrement dit, de rajouter de l’industrialisation à une industrialisation déjà très développée, avec les conséquences que ce modèle implique en surconsommation d’énergie et de ressources (la CSC implique notamment d’utiliser plus d’énergie pour produire la même quantité d’électricité pour l’utilisateur final), en risques industriels (fuites durant certaines étapes du processus, accidents, etc.), et plus globalement en effets collatéraux sur l’environnement.

Mais les critiques portent aussi et surtout sur son caractère jugé excessivement coûteux et inefficace : elles questionnent le potentiel souvent attribué à la CSC, en soulignant ses nombreux échecs jusqu’ici (cf partie précédente « quelle est la tendance ») et en remettant en cause son impact positif sur le climat (en raison de la consommation d’énergie de l’équipement).

Que l’on partage ou non cette analyse — pour laquelle je n’ai pas assez d’éléments pour proposer un avis éclairé — ne change rien à un problème directement lié à ce débat, et qui se situe au niveau de la place prise par la CSC dans les scénarios de transition.

Un gouffre entre la place prise par la CSC dans les scénarios de transition et son déploiement réel

Image ci-dessus : contribution de la CSC dans la réduction des émissions de cinq industries d’ici 2070, dans le « Sustainable Development Scenario » de l’Agence Internationale de l’Energie (source)

Les modèles construits par les scientifiques accordent une place à la CSC aujourd’hui très importante, ce qui se retrouve ensuite dans les scénarios de transition énergétique. Or le déploiement des technologies de CSC reste encore très faible.

Ainsi, si l’on considère la moyenne des 90 scénarios évalués par le GIEC dans son rapport spécial 1.5 °C, il sera nécessaire de capturer et séquestrer 10 Gt de CO2 en 2050 : c’est 250 fois plus que la capacité installée aujourd’hui dans le monde (0,04 Gt).

Considérer la fourchette basse nécessaire à atteindre ne change pas non plus fondamentalement la donne : la barre minimale fixée par 90% de ces scénarios est de 3,6 Gt de CO2 à stocker annuellement d’ici 2050, soit 90 fois plus que la capacité actuelle.

On voit donc à quel point les attentes entourant ces technologies sont considérables — et ce alors même que le GIEC lui-même invite à rester prudent sur la CSC en raison de ses incertitudes.

Comme le dit Rodolphe Meyer, « la différence avec les autres approches intégrées dans les modèles, comme les énergies renouvelables, est que celles-ci s’accompagnent d’un déploiement réel et indéniable sur le terrain — alors que la CSC ne semble être qu’une promesse qui peine à s’incarner dans le monde physique ».

Pourquoi ce grand écart pose un vrai problème

« Jusque-là, la présence de ces technologies dans les modèles a surtout permis de nous tromper sur la faisabilité de scénarios permettant de limiter le réchauffement climatique », juge Rodolphe Meyer en conclusion de sa vidéo.

De deux choses l’une, estime-t-il : soit « on défend la CSC et on maintient ces technologies dans les modèles », et il faut alors « mettre en place le cadre politico-économique qui permet leur déploiement et s’assurer que cette technologie produise plus que des fantasmes et des promesses » ; soit, à défaut, « il faut retirer cette possibilité des modèles pour arrêter de se mentir sur la faisabilité et le coût des différents scénarios de transition énergétique. »

Ce point de vue n’est pas isolé, surtout si l’on considère le prisme plus large des technologies de capture du carbone dans leur ensemble (dont celles visant les « émissions négatives », que je présente en fin de numéro). « D’une certaine manière, il s’agit d’un problème dont la communauté scientifique est elle-même responsable », écrivait récemment, un peu provocateur, l’auteur d’une analyse sur le sujet, en rappelant que « la capture du carbone s’inscrit dans pratiquement toutes les voies tracées par les rapports du GIEC pour maintenir le réchauffement climatique bien en dessous de 2 ou 1,5 °C » (sur ce point, l’économiste Gaël Giraud souligne en retour que si le GIEC a réalisé son rapport sur les 1,5 °C et les scénarios pour y parvenir, c’est d’abord parce qu’il répondait à une commande de l’ONU dont il dépend directement puisqu’il en est l’émanation).

Le sujet est controversé au sein même de la communauté scientifique. Certains chercheurs critiquent depuis des années la dépendance des modèles à la capture du carbone. Un article scientifique de 2016 paru dans Science, intitulé « The Trouble with Negative Emissions », cité près de 500 fois dans d’autres papiers de recherche selon Google Scholar, écrivait notamment :

« Si nous comptons sur les technologies à émissions négatives et qu’elles ne sont pas déployées ou ne parviennent pas à éliminer le CO2 de l’atmosphère aux niveaux attendus, la société se retrouvera bloquée sur la voie d’un réchauffement élevé ».

La même année, le climatologue James Hansen affirmait que les émissions négatives s’étaient « répandues comme un cancer » dans les scénarios climatiques, dans un article au titre évocateur : « le fardeau des jeunes générations ».

Plus récemment, dans un papier paru l’an dernier dans la revue « Nature Climate Change », deux scientifiques parlaient de « technologies de prévarication » :

« Les politiques climatiques ont tendance à faire miroiter des promesses de technologies futures. Ces promesses font suite aux retards en termes de réduction (et facilitent ces mêmes retards), or elles sont rarement tenues en pratique. Nous les appelons “technologies de prévarication” ».

« Leur inclusion dans les modèles de projection rend les [objectifs de] budgets carbone atteignables, en dépit des retards persistants dans la réduction des émissions à court terme. Et très peu de modèles ont renoncé à inclure les émissions négatives malgré les analyses critiques faites à leur propos ».

Ils expliquent ce phénomène par le fait que « les scénarios socio-économiques privilégient les promesses d’action futures par rapport aux interventions de court terme faisables mais potentiellement coûteuses ».

Or ce type de « promesses technologiques aident ceux qui profitent de l’exploitation des combustibles fossiles à justifier leurs pratiques actuelles », jugent-ils, avant de conclure que « cette tendance risque de se poursuivre » si elle n’est pas regardée en face.

Dès lors, qu’est-il souhaitable ?

En pratique, rester sous les 1,5 °C n’est de toute façon plus à notre portée sans CSC, si l’on en croit les modèles du GIEC. « Mais [c’est] peut-être l’objectif [de] limiter le réchauffement climatique à 1,5°C à la fin du siècle [qui] est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible » fait remarquer Rodolphe Meyer…

De plus en plus, l’enjeu sera effectivement de savoir si maintenir dans les modèles climatiques l’espoir — certains diraient l’illusion — que cet objectif est encore atteignable a véritablement du sens, puisqu’on voit bien aujourd’hui que cet objectif ne tient encore que parce que la CSC y a été ajoutée, malgré toutes ses incertitudes.

Il est possible que dans dix ans (par exemple), cet objectif ne soit plus considéré de la même façon qu’aujourd’hui, et que l’attention se focalise (encore) plus sur les 2 °C.

Est-ce à dire que la CSC n’a surtout de sens que dans le cadre de l’objectif 1.5 °C ? Non ; du reste, elle est d’ailleurs déjà incluse dans un grand nombre de scénarios visant les 2 °C. Dès lors, on voit mal comment elle pourrait voir son rôle diminuer dans les modèles. En outre, malgré toutes ses limites actuelles et les controverses qui l’entourent, la CSC n’en reste pas moins un outil important parmi la palette d’actions à tenter de mettre à œuvre d’un point de vue climatique : comme le dit Olivier Fontan, directeur du Haut conseil pour le climat, devoir s’en priver signifierait « beaucoup plus d’efforts de réduction des émissions. Ou d’adaptation ».

Ce point est d’autant plus important que certaines émissions, en particulier dans l’industrie lourde (ciment, acier, fer, production chimique, etc.), risquent d’être difficiles à réduire fortement sans CSC (même si ce point lui aussi fait débat — cf page 5 de ce document). Comme l’écrit l’Agence Internationale de l’Energie dans son rapport dédié (…néanmoins particulièrement favorable à ces technologies), il ne faut pas juger la CSC sous le seul prisme des centrales à charbon et à gaz : son rôle dans la réduction des émissions des processus industriels sera « essentiel », juge-t-elle.

Si l’on en croit cette analyse, il faudrait donc souhaiter la mise en place des conditions politiques et économiques pour se donner les chances que la CSC soit déployée là où elle est pertinente, dans les conditions les plus satisfaisantes, et sans qu’elle ne serve d’excuse pour prolonger notre dépendance aux énergies fossiles ou éviter les efforts de réduction.

Pour ce faire — outre la mise en place d’un cadre juridique clarifiant les responsabilités de chacun sur le moyen et long terme en cas d’imprévus — la hausse progressive des prix du carbone semble la clef pour que la CSC puisse gagner en rentabilité et donc se déployer. Selon Rodolphe Meyer, « il faudrait un prix du carbone au-dessus de 50 euros la tonne de CO2 pour que la CSC se développe naturellement ». En septembre dernier, ce prix était d’environ 25 euros la tonne sur le marché européen des quotas d’émissions de CO2. Depuis, ce prix a fortement augmenté, tiré notamment par des fonds spéculatifs, et frôle actuellement les 40 euros, même si les pouvoirs publics européens envisagent de lutter contre la spéculation jugée dangereuse car tirant trop rapidement le prix.

Dans les faits, certains industriels semblent déjà anticiper un prix plus élevé. Un internaute témoigne en ce sens sous la vidéo de Rodolphe Meyer :

« Je travaille pour la plus grande cimenterie en France, et je confirme ton analyse. Nous attendons que le prix du CO2 explose pour lancer un projet CSC. La seule autre motivation pour une entreprise privée de lancer un tel projet aujourd’hui est de faire une installation pilote pour maitriser ce process, accumuler de l’expérience, avant de la diffuser par la suite dans d’autres sites lorsque le prix de la tonne de CO2 le justifiera. D’autres projets de réduction de CO2 plus efficaces économiquement (€/tCO2) sont d’ores et déjà en cours de route : les cimentiers anticipent très fortement la décision politique d’augmentation du prix de la tonne de CO2. Celui qui n’aura aucun projet en route aura déjà trop de retard et ne sera plus compétitif quand la tonne vaudra 80 voire 100 € ».

→ Dernière partie : Conclusion

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