2 — Entre échecs et “hype”, quelle tendance en matière de capture et séquestration de carbone ?

Nourritures terrestres
7 min readFeb 12, 2021

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Cet article est la partie 2 (sur 5) du numéro “Comprendre les enjeux des technologies de capture et stockage du carbone” publié dans la newsletter Nourritures terrestres. Retrouvez les autres parties dans l’article principal.

Une longue d’histoire d’échecs

L’ONG américaine Food & Water Watch a sorti l’été dernier un rapport très à charge contre la CSC, listant notamment la succession d’échecs entourant ces technologies depuis des années.

On y apprend qu’en 2009, le ministre de l’Energie sous Obama avaient prédit que les Etats-Unis disposeraient de 10 centrales à charbon avec CSC en service d’ici 2016. De 2005 à 2012, les gouvernements américains dépensèrent en ce sens près de 7 milliards de dollars pour tenter de prouver la faisabilité de la CSC pour la production de charbon. In fine, seuls trois projets furent finalement déployés : deux d’entre eux pour des sites de production d’hydrogène et de biocarburants (où il est plus facile de piéger du CO2 car plus concentré), et un seul pour une centrale à charbon : le site de Petra Nova, où l’installation de CSC permit de capturer « une petite fraction des émissions du site à un coût astronomique ».

Fin janvier 2021 — il y a deux semaines, donc — on apprenait que ce même site de Petra Nova, seule centrale à charbon bénéficiant de CSC aux Etats-Unis, s’apprêtait à fermer définitivement, après avoir déjà été arrêté l’an dernier.

Ce type d’exemples se retrouve largement ailleurs. « Au moins 33 projets de CSC associés à des centrales électriques ont été abandonnés ou mis en pause au cours des cinq dernières années » faute de viabilité économique, relatait le Financial Times dans un article de 2015. D’autres cas plus récents peuvent être cités, comme ce projet emblématique de capture du carbone d’une centrale à charbon dans le Mississipi, dont les coûts ont grimpé de plus de 200% pour atteindre 7,5 milliards de dollars, et qui n’a finalement jamais vu le jour.

L’ONG Food & Water Watch indique du reste dans son rapport qu’en 2012, des chercheurs en énergie prévenaient déjà qu’il s’agissait du moment de la « dernière chance pour [que] la CSC [réussisse] », et que l’Agence internationale de l’énergie a régulièrement révisé à la baisse les objectifs de déploiement de la CSC à mesure que ses progrès ralentissaient.

Dans le même rapport, on apprend que le soutien financier des gouvernements Bush et Obama à la CSC n’a pas empêché que les coûts estimés pour les centrales à charbon avec CSC soient finalement plus élevés aujourd’hui qu’en 2005.

Pour ces raisons, la CSC a perdu en attrait au cours des années 2010 à en juger par la forte baisse de demandes de brevets sur la capture de CO2 :

Et pourtant la « hype » semble repartie

Est-ce à dire que la CSC est dans une impasse ? Les efforts investis dans ces technologies par le passé sont-ils arrivés trop tôt ? Il est difficile de le dire. Manifestement, les échecs passés ne semblent en tout cas pas dissuader un certain nombre d’acteurs d’annoncer aujourd’hui différents projets dans ce domaine.

Dans un article paru en 2016 dans la revue scientifique « Global Environmental Change », intitulé « Hype among low-carbon technologies », un chercheur écrivait que « le battage médiatique autour de la CSC a été tirée par les attentes et l’implication de la communauté d’experts-militants qui s’est formée autour de la CSC du début au milieu des années 2000 ».

Il semble que depuis deux à trois ans, après une période de creux, cette « hype » soit repartie.

Les Etats-Unis comptent une trentaine de sites de CSC en cours de développement, qui viendraient s’ajouter à la petite dizaine de sites aujourd’hui en service en Amérique du Nord (voir carte ici). Au-delà des Etats-Unis, les annonces de nouveaux projets se succèdent. Exxon Mobil a par exemple annoncé début 2021 travailler sur pas moins de 20 projets de capture du carbone à travers le monde.

Les données de l’Agence Internationale de l’Energie permettent de saisir plus précisément la tendance. Le graphique ci-dessous montre une croissance faible mais continue des installations de CSC à grande échelle en service dans le monde :

En outre, si les installations actuellement en construction ne cessent de diminuer depuis 2014 (image de gauche), celles en cours de développement sont en nette hausse depuis 2018 (aussi bien pour les projets en stade de développement avancé , cf image de droite, que pour ceux qui en sont à leurs débuts, cf image du milieu), après avoir connu une chute continue depuis le début des années 2010.

De façon générale, les investissements dans la capture du carbone semblent connaître une nouvelle jeunesse à en juger par la vague d’annonces récentes à ce sujet. Total s’est associé à Shell et Equinor pour un projet commun de CSC en mer du Nord, avec un investissement initial de 700 millions d’euros pour stocker 1,5 million de tonnes de CO2 par an à partir de 2024 ; Microsoft a annoncé l’an dernier un investissement d’1 milliard pour stimuler le développement de ce type de technologies ; d’autres entreprises technologiques comme Stripe et Shopify ont lancé des programmes pour pousser en ce sens, notamment sur le volet économique (en achetant des tonnes de CO2 à des startups spécialisées dans la capture, qui manquent aujourd’hui de clients à qui revendre ce CO2) ; etc.

Il n’est pas anodin non plus que le Royaume-Uni ait officiellement fait de la CSC l’un des 8 piliers de sa stratégie « Green Industrial Revolution » annoncée en novembre 2020, avec un investissement public dédiée à la CSC qui pourrait dépasser le milliard d’euros en 5 ans. Près de 50 000 emplois pourraient être financés ainsi d’ici 2030 au UK.

En somme, de plus en plus d’acteurs s’inscrivent dans une logique volontariste pour tenter (à nouveau) de faire décoller ces procédés, même si les motivations sont différentes selon les cas (les enjeux sont à distinguer entre d’une part les pétroliers Total et Shell qui y jouent la survie d’une partie de leurs activités, et d’autre part les entreprises technologiques où l’enjeu est bien plus réputationnel et lié aux convictions personnelles de certains dirigeants).

Cela étant, n’oublions pas que l’on part aujourd’hui de très bas, et que le nombre d’annonces ne dit rien de la future réussite des projets en question (et de leur déploiement réel à grande échelle).

Les échecs répétés du plus grand site de CSC

L’exemple de l’installation de CSC de Gordon (Australie) est instructif à cet égard.

Mi-janvier 2021, un média australien a révélé que l’autorité de sûreté a demandé à Chevron de limiter de 2/3 ses injections de CO2 sur son site de Gorgon (qui produit du gaz naturel liquéfié) en raison de défaillances de l’installation de CSC, et ce malgré un investissement d’au moins 2,4 milliards de dollars de Chevron et de ses principaux partenaires, Shell et ExxonMobil dans ce projet phare de CSC — le plus grand au monde (parmi ceux utilisant le procédé pour réduire les émissions et non pour récupérer plus de pétrole).

Ces coûts n’ont sans doute pas fini d’augmenter car les puits de contrôle de la pression souterraine ne fonctionnent toujours pas. Le problème n’est pas nouveau : déjà, les injections de CO2 avaient commencé plus de 3 ans après le lancement de la production de gaz du site en raison d’un problème de corrosion de la tuyauterie dû au CO2. Ce retard avait engendré l’émission de 7 millions de tonnes de CO2 supplémentaires dans l’atmosphère.

Ces problèmes renforcent les inquiétudes quant à la facilité et à la rapidité avec lesquelles le CSC peut être déployé à plus grande échelle”, commente l’auteur de l’enquête, qui indique que “Chevron a commencé à étudier comment stocker de grandes quantités de CO2 dans le champ gazier de Gorgon en 1998”.

L’enquête indique aussi que l’autorité de sûreté avait autorisé Chevron à commencer à injecter du CO2 en août 2019 sans système de gestion de la pression, car celui-ci n’était pas encore prêt : il était censé commencer à fonctionner au plus tard en décembre 2019. Le système ne fonctionnant toujours pas en décembre 2019, l’autorité de sûreté a accordé une extension jusqu’en mai 2020, extension elle-même encore étendue à l’issue de cette échéance à la demande de Chevron, qui a pu bénéficier de sept mois supplémentaires jusqu’en décembre 2020, sans réussir toutefois à régler le problème. A l’heure actuelle, le problème reste irrésolu ; en conséquence, plus d’un million de tonnes de CO2 supplémentaires par an vont être relâchées dans l’atmosphère.

Image ci-dessous : panorama des installations de CSC dans le monde rangés par domaines d’application, à date de décembre 2020 (source). En rouge : les sites en services. En bleu : ceux en développement avancé.

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