Les Lumières et l’écologie : entretien avec la philosophe Corine Pelluchon

Nourritures terrestres
16 min readJan 13, 2021

--

L’entretien qui suit est issu de Nourritures terrestres, la newsletter sur les enjeux de l’écologie (2 à 3 numéros par mois). Pour accéder aux numéros précédents et recevoir les prochains, rendez-vous sur ce lien.

***

Corine Pelluchon est philosophe et professeure à l’université Gustave-Eiffel. Son dernier essai, « Les Lumières à l’âge du vivant », est paru aux éditions du Seuil le 7 janvier.

Photo : Bénédicte Roscot

Vous expliquez dans votre livre qu’il faut dépasser les Lumières, tout en défendant leur héritage. Pouvez-vous expliciter ?

Je préfère parler de « corriger leurs fondements », plutôt que de les « dépasser ». Ce qu’il faut corriger, c’est cette manière qu’elles ont eu — mais pas seulement elles, l’Occident en général — de séparer la civilisation et la nature et d’avoir développé des dualismes de ce type. Même s’il ne faut pas avoir une vision caricaturale des Lumières ni gommer leur hétérogénéité et leurs contradictions, il faut reconnaître que, dans l’ensemble, l’armature conceptuelle qui les caractérise privilégie la représentation d’un être humain défini par la liberté et que celle-ci est conçue comme arrachement à la nature. Autrement dit, l’idée que l’humain s’inscrit dans une communauté de vivants n’est pas très présente. Sa dépendance à l’égard des écosystèmes et des autres vivants est éclipsée par le fait qu’il est capable de maîtriser la nature.

En outre, pour affirmer les droits de l’homme, fonder l’État de droit sur la liberté individuelle et récuser l’ordre hiérarchique et théocratique qui prévalait, il a fallu forger la notion d’individu, qui a été pensé en faisant abstraction de ses appartenances. Cela a été très utile pour accorder à chacun de nous une égale dignité, mais on se trompe si l’on pense que ce sujet hors-sol correspond à la réalité. Il importe en effet de prendre en considération notre condition charnelle et terrestre. Cette anthropologie philosophique qui met en évidence la dimension relationnelle du sujet et notre dépendance à l’égard des écosystèmes et des autres a des conséquences éthiques et politiques majeures.

Que faut-il conserver de l’héritage des Lumières ?

Avant de parler de ce qui, dans l’héritage des Lumières, peut et doit être critiqué, il faut reconnaître tout ce qu’on leur doit et montrer que leur projet d’émancipation a toujours du sens, en particulier aujourd’hui. Dans cet ouvrage, je défends les Lumières, non seulement parce qu’elles désignent une attitude qui consiste à avoir un rapport critique à son présent, mais aussi parce qu’elles reposent sur quatre piliers qui doivent être renforcés :

  1. L’autonomie et l’idée que l’on peut prendre en main son destin (contre le fatalisme et l’hétérodoxie) ;
  2. Le projet de fonder une société d’égaux, qu’il s’agisse de l’idéal républicain ou de la démocratie (contre la tentation d’établir un ordre hiérarchique voire théocratique) ;
  3. L’unité du genre humain et les droits de l’homme (contre le nationalisme et le racisme) ;
  4. La rationalité (contre la haine de la raison).

Il est important de rappeler ces quatre piliers, à un moment où les Lumières sont attaquées de toutes parts, à droite comme à gauche. A l’extrême droite, on retrouve les anti-Lumières qui ont existé dès le 18ème siècle et qui n’hésitent pas à afficher leur mépris des droits de l’homme et du cosmopolitisme, leur haine de la raison, leur essentialisme et leur nationalisme qui va de pair avec la xénophobie et le racisme. A gauche, à la suite des postmodernes, on trouve des féministes et celles et ceux qui s’inscrivent dans les études postcoloniales qui suspectent tout universalisme d’être hégémonique.

Ces derniers ont raison de dire que l’universalisme des Lumières passées était aveugle aux différences, et qu’il s’agissait d’un faux universalisme, d’une manière d’imposer un point de vue partiel. Mais cette critique légitime, qui montre que les Lumières passées n’ont pas tenu leur promesse d’une société vraiment inclusive, ne doit pas aboutir à s’enfermer dans le particularisme. Car si on jette par-dessus bord tout idéal universel, toute possibilité de penser ce qui nous avons en commun, et plus encore si on reconduit la domination dont on a souffert en divisant la société en bons et en méchants — les bons étant les victimes et les méchants les dominants -, on ne pourra jamais construire un projet de société viable ni répondre aux défis de notre temps.

Au contraire, l’universalisme en contexte et les Lumières latérales que j’essaie de promouvoir et qui reposent sur notre condition terrestre, sur le fait qu’il y a une seule planète, une seule humanité, avec une diversité des formes de vie et de culture, donne des repères pour contrer à la fois le fascisme et le relativisme.

Par conséquent, pour défendre les Lumières dans le contexte actuel, il faut à la fois préserver leurs piliers et contester certains de leurs fondements. Non seulement les critiques que les postmodernes leur ont adressées doivent être prises au sérieux, mais il faut aussi reconnaître que leurs présupposés dualistes et anthropocentristes ne permettent pas de promouvoir un modèle de développement plus juste et écologiquement soutenable. Il faut admettre que les Lumières partagent avec les anti-Lumières un vice, lié à cette séparation de la raison et de la nature qui est emblématique de notre civilisation. C’est ce vice de notre civilisation qu’il importe d’extirper si l’on veut éviter l’effondrement écologique et économique, le chaos social et politique.

Pourquoi dites-vous qu’il faut « corriger les fondements » des Lumières plutôt que « les dépasser » ?

Parce que si l’écologie a une force émancipatoire en ce qu’elle désigne la sagesse de notre habitation de la Terre, et implique de ne plus être dans la domination (des autres, de la nature à l’extérieur de soi et en soi), alors les remaniements psychiques et moraux et les changements économiques et politiques qui sont nécessaires n’impliquent pas moins de liberté, mais plus de liberté. La clef de la transition écologique est la liberté, même s’il s’agit d’une liberté modifiée de l’intérieur par la conscience de nos responsabilités.

Parler comme je le fais d’un âge du vivant, où l’imaginaire n’est plus celui de la domination, mais de la considération, où ce qui nous relie aux autres vivants modifie en profondeur notre perception de nous-mêmes, nos valeurs, nos désirs et notre comportement, c’est être fidèle à cette attitude ou à cet êthos qui définit les Lumières comme rapport critique au présent. C’est une manière de compléter leur héritage toujours inachevé.

Par ailleurs, je tiens à préciser quelque chose : quand je parle des fondements dualistes et anthropocentristes des Lumières, il faut nuancer en se rappelant qu’il y a une diversité des Lumières. Quand on lit Rousseau, par exemple, on voit bien qu’il est moins anthropocentriste que les autres et qu’il n’y a pas chez lui de dualisme raison/émotion. Quant à Diderot, il célèbre la vie sauvage et souligne le fait que, dans nos sociétés civilisées, nous vivons en étant coupés de notre vie instinctive. Il n’y a pas chez lui de mépris de la corporéité. Ainsi les Lumières sont bien à considérer au pluriel.

Que proposez-vous ?

Comme je l’ai souligné, la conception individualiste du sujet et les philosophies de la liberté caractéristiques des Lumières passées ont permis de fonder l’État de droit, d’affirmer l’égalité en dignité de chacun et de séparer la politique de la religion. Mais cette armature conceptuelle qui suppose que la seule limite à ma liberté est la liberté de l’autre être humain vivant actuellement, ne suffit pas pour relever les défis écologiques ni même pour garantir à long terme la défense des droits de l’homme. Car la préservation de la paix, la défense des libertés et la justice sociale sont menacées en cas d’effondrement écologique.

De plus, la structure de notre responsabilité a changé : en raison de notre poids démographique, de nos modes de vie et de la puissance de nos technologies, nous infligeons des dommages à des êtres qui vivent loin de nous, qui appartiennent à une espèce différente de la nôtre ou qui ne sont pas encore nés. La justice intergénérationnelle et interspécifique exige que l’on complète les droits de l’homme qui ne peuvent plus reposer sur l’agent moral individuel. C’est d’ailleurs au cœur de la Déclaration des droits de l’humanité dont Corinne Lepage a été l’artisan principal en 2015.

Ainsi, il convient de prendre en considération la dimension relationnelle du sujet, le fait que nous ne sommes pas seuls au monde, qu’habiter c’est cohabiter avec les autres, humains et non-humains, et que la nature n’est pas un stock de ressources dont nous pouvons faire ce que bon nous semble.

Ces défis ne supposent pas seulement des changements juridiques et économiques. Ils n’exigent pas seulement que l’on reformule le contrat social, comme je l’ai fait dans Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil, 2015) dans lequel je montrais en quoi la protection de la planète et la justice envers les générations futures et les animaux figurent parmi les devoirs de l’État.

Pour que les personnes changent leurs styles de vie et intègrent dans leur intérêt personnel l’intérêt commun élargi à la nature, aux générations futures, aux animaux, il faut une sorte de révolution intellectuelle aboutissant à l’élargissement de la sphère de sa considération. Au lieu de se penser comme seul au monde et de s’opposer aux autres, de voir la nature et les autres vivants comme des ressources, la considération passe par le fait d’être conscient de son appartenance à un monde commun, composé de l’ensemble des générations et du patrimoine naturel et culturel. C’est ce que j’expliquais dans Ethique de la considération (2018).

Cette prise de conscience n’est pas un savoir abstrait : c’est l’approfondissement de ma connaissance de moi-même comme être charnel, vulnérable et relié aux autres, humains et non-humains, qui me fait sentir ce qui m’unit à ces derniers et fait naître en moi le désir de promouvoir un monde habitable. Je reconnais la valeur propre des êtres et leur fais de la place au lieu de chercher à les assujettir, d’exercer mon pouvoir sur eux, d’être dans la domination.

Dans Les Lumières à l’âge du vivant, je montre quelle amputation de la raison et de soi est à l’origine du mouvement de liquidation de la civilisation et de la déshumanisation dont nous avons, surtout depuis un siècle, des exemples terrifiants (nazisme, stalinisme, bureaucratisation de la société, industrialisation forcenée de la nature, réification des animaux, etc.). J’identifie un principe commun à ces phénomènes, qui explique l’inversion du rationalisme en irrationalité. Il s’agit de la domination, qui est une triple domination : des autres et de la nature à l’extérieur de soi, mais aussi à l’intérieur de soi.

C’est ce principe ou cette matrice, que j’appelle le Schème de la domination, qu’il faut extirper, comme une écharde dans la chair. C’est lui dont il faut s’affranchir pour décoloniser notre imaginaire et construire un rapport à soi et au vivant nous amenant à construire ou à reconstruire la société sur de nouvelles bases. L’avenir n’est pas fermé d’avance et le changement radical de société à l’horizon de ces nouvelles Lumières passe par l’émancipation, le fait de s’affranchir de représentations fausses et dépassées et d’instituer le sens de manière nouvelle.

Au cœur de votre ouvrage figure cette notion de « Schème ». Pouvez-vous revenir ici sur cette notion ?

C’est effectivement la notion phare du livre. Le Schème désigne le principe d’organisation d’une société : il renvoie aux représentations conscientes et inconscientes, intellectuelles et liées à l’imaginaire, qui expliquent les choix sociaux, économiques, technologiques, mais aussi la manière de gouverner et les choix individuels — ce qu’on achète pour se sentir mieux, notre rapport à l’argent, au pouvoir, notre capacité de coopérer ou d’être, au contraire, sans cesse dans la compétition, etc.

Notre société est régie par le Schème de la domination qui transforme tout en une sorte de guerre - le rapport à soi, à la nature, à autrui, aux autres vivants, et donc la politique, l’agriculture, l’élevage, les échanges…Ce qui prévaut est non seulement l’obsession de s’imposer, le fait d’écraser autrui pour y parvenir, mais aussi la volonté de contrôle, le fait de réduire le vivant à une fonction pour mieux le manipuler et agir sur lui. J’explique qu’il faut passer du Schème de la domination au Schème de la considération et comment on pourrait y arriver.

Quel sens donnez-vous à l’écologie et comment s’y inscrit cette notion de Schème ?

L’écologie ne concerne pas seulement le réchauffement climatique ou l’érosion de la biodiversité, bien que cette dimension environnementale de l’écologie soit fondamentale. Sa dimension sociale, liée à l’organisation du travail et à la répartition des richesses et du coût de la pollution et de la dépollution, est importante aussi. Sans parler de sa dimension mentale, qui renvoie à la manière dont on perçoit le rapport à la nature et aux autres vivants.

Plus précisément, l’écologie, comme le rappelle l’étymologie (logos, rationalité, et oikos, foyer des terriens), c’est la sagesse de l’habitation de la Terre, qui est toujours une cohabitation avec les autres humains et avec les non-humains. L’écologie est articulée à l’existence. Car on respire, on mange, on habite quelque part.

Souligner la centralité de l’écologie, c’est prendre au sérieux la matérialité de notre existence et le fait que nous vivons d’air, d’eau, de paysages, d’aliments. Ce « vivre de » est toujours un vivre-avec-le-monde-et-avec-les-autres, comme je l’ai écrit dans Les Nourritures. L’écologie fait partie de notre vie, et doit donc être au cœur du politique. C’est pareil pour le rapport aux autres, y compris aux animaux : notre rapport à eux soulève des problèmes de justice, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas légitimement faire comme si la planète n’appartenait qu’à nous, mais nous devons déterminer des règles de cohabitation ou de coexistence avec eux qui prennent en compte leurs intérêts.

Ce travail, je l’ai fait dans mes précédents livres, dès 2011, dans Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature (Cerf) jusqu’à Réparons le monde. Humains, animaux, nature (Rivages, 2020), où l’on voit que l’on ne peut pas séparer les humains, la cause animale et l’écologie. Mon objectif est de penser un nouvel humanisme, que j’appelle un humanisme de l’altérité et de la diversité. Dans Les Lumières à l’âge du vivant, je place la réflexion à un niveau civilisationnel en me demandant comment nous en sommes arrivés à cette situation si problématique et comment faire pour nous en sortir par le haut — sans renier ce qui, dans le passé, reste précieux.

On ne pourra pas répondre au défi écologique si l’on ne destitue pas le Schème de la domination. L’écologie suppose un remaniement de nos représentations sur la place de l’humain dans la nature, sur son rapport aux autres vivants, sur le sens de son existence.

En quoi répondre au défi écologique permettrait-t-il de renforcer les quatre piliers des Lumières que vous décrivez ?

Loin de conduire à enterrer les Lumières, la force émancipatoire de l’écologie, dans l’approche que je développe, conduit effectivement à renforcer les quatre piliers dont je parlais précédemment.

Elle encourage d’abord l’autonomie, la liberté de penser, la capacité d’agir des personnes, en s’affranchissant de schémas périmés et aliénants. Il s’agit toutefois d’une autonomie qui ne se confond pas avec l’idéal de maîtrise de soi, mais qui implique la conscience de notre appartenance au monde commun. L’autonomie culmine dans l’attestation et le désir de vivre bien avec les autres dans un monde juste, pour parler comme Paul Ricoeur.

De même, l’écologie, comme je l’explique dans le livre, va de pair avec une société ouverte et démocratique, bien qu’il faille aujourd’hui accompagner les transformations de la démocratie écologique, et décentrer la démocratie.

En outre, l’écologie, fondée sur la prise en compte de notre condition terrestre et charnelle, est la chance d’un universalisme non hégémonique permettant d’organiser la société sur ce que nous avons en commun, ce qui n’exclut pas de respecter la pluralité des approches. Il y a un monde commun et une diversité des formes de vie et de culture, celle d’une société d’égaux.

Enfin, la question du rationalisme est centrale dans ce livre : celui-ci vise à rénover le rationalisme, afin de sortir du rationalisme instrumental et aveugle aux fins, qui est un dévoiement de la raison menant à l’ère de la quantification et du calcul et à l’exploitation illimitée des êtres et de la nature. Loin d’être technophobe, je réinscris la technique dans la culture et tente de l’adosser à un projet d’émancipation. Dans le livre, je m’explique en détail sur ce que cela implique.

Justement, quelle place accordez-vous à la technique ?

Au XVIIIe siècle les techniques étaient associées à un projet d’émancipation politique. Le problème est qu’elles se sont autonomisées par la suite. Par ailleurs, des techniques nouvelles, comme l’arme atomique, sont apparues, qui n’avaient rien à voir avec celles dont parlaient Kant, Descartes, etc.

Au XXème siècle notamment, les techniques se coupent des arts et des humanités et deviennent autonomes ; les moyens deviennent illimités et s’inversent en fins. Cependant, ce n’est pas seulement lié au type de technologies dont nous disposons, même si leur puissance n’a rien à voir avec celles du passé et que leurs effets sur nous sont également très différents, comme le montre Günther Anders. C’est aussi dû au fait que, dans le Schème de la domination, lorsque triomphe le rationalisme instrumental, les techniques ne sont plus au service de fins civilisationnelles ni de la vie humaine.

Dans le Schème de la domination, la technique devient un instrument de guerre, et peut mener à l’extinction. Dans un Schème autre, celui de la considération, la technique est réorientée : son but est alors de préserver la liberté et le monde commun. Cette conception nécessite notamment de faire la grève de certains produits, comme disait Anders : on ne va pas mettre sur le marché des choses dont les effets sont monstrueux.

Plus globalement, il faut éviter à la fois d’être technophile et d’être technophobe. La technique n’est pas contre nous ; ce n’est pas un simple moyen, c’est une condition de notre existence et j’en fais même une structure privilégiée de l’existence, un existential fondamental. En médecine par exemple, elle est évidemment fondamentale. En cancérologie, on utilise la radiothérapie, et cela sauve des vies ! Je développe dans cet ouvrage une réflexion sur la technique que je vais poursuivre et qui dessine un chemin indiquant comment penser le progrès aujourd’hui.

Les « nouvelles Lumières » que vous décrivez sont donc, selon vous, plus compatibles avec une société écologique ?

Oui, parce qu’elles ne sont pas dualistes, et parce qu’elles reposent sur une philosophie du corps et de l’existence qui prend en compte la condition terrestre et charnelle. C’est une écologie pensée comme projet d’émancipation individuelle et collective. La prise en compte des limites planétaires suppose d’assigner des limites à son bon droit — mais pas seulement. Elle nécessite aussi une prise de conscience d’ordre psychique, voire spirituelle : ne plus être dans la toute-puissance et dans la démesure, qui viennent toutes deux d’un certain rapport au monde et à soi.

Cela ne va pas de soi : d’habitude, les écologistes ne se reconnaissent pas dans les Lumières. Or je montre que les deux sont compatibles si on révise certains fondements des Lumières. Il ne s’agit toutefois pas seulement ou essentiellement d’adapter les Lumières au contexte écologique actuel, mais de leur faire faire un saut car il leur faut extirper le dualisme nature/culture et l’oubli de la condition terrestre et charnelle.

A partir du moment où la liberté est pensée à la lumière d’une nouvelle responsabilité, alors cela change tout dans le rapport à soi, aux autres, à la consommation, au travail, aux échanges, dans les orientations technologiques et les institutions. On organise tout autrement. Le résultat n’est alors pas moins de liberté, d’égalité et de justice — au contraire.

C’est un Schème différent : ce n’est plus « moi contre toi », « amis contre ennemis », « nous contre les autres vivants ». Pour autant, ce n’est pas non plus la béatitude, puisque ces nouvelles Lumières supposent que nous assumions notre passé meurtrier et ses traumatismes. Elles se caractérisent même par un sens du tragique, par la conscience de la destructivité humaine, par le fait de regarder en face ce qu’est une culture de mort, dont, à mes yeux, le massacre quotidien de tant de vies animales est le miroir.

Vous expliquez dans votre livre que le Schème de la considération, que vous appelez de vos vœux, a été incarné par différents auteurs, savants, artistes, au cours de l’histoire. A qui pensez-vous ?

Je pense à saint François d’Assise, par exemple. Ou aux peuples premiers, même si je ne suis pas animiste. Ou encore à Montaigne : dans ses Essais, au livre II, dans « L’Apologie de R. Sebond », (magnifique passage sur la diversité des accès au réel), il montre qu’on n’est pas obligé d’affirmer l’indignité des animaux pour affirmer la dignité de l’humain. On pourrait penser aussi à Lévi-Strauss, à Merleau-Ponty, etc. : les richesses qui sont dans ces œuvres sont incroyables.

La question de l’imaginaire, en particulier, est importante. C’est le lien entre la tête et le corps, la pensée et la sensibilité ; c’est la signification accordée aux choses et qui imprègne les couches conscientes et inconscientes du psychisme. Aujourd’hui nous sommes à la croisée des chemins. Les résistances ne viennent pas seulement des lobbys ; elles viennent aussi des schémas de pensée.

Du reste, certains, y compris parmi les écologistes, procèdent par injonctions moralisatrices au lieu de s’adresser à l’intelligence et au cœur de chacun ; d’autres se comportent même comme des gourous. A l’inverse, les Lumières consistent à s’adresser à l’intelligence d’autrui pour qu’il fasse son chemin lui-même. Personne ne lui dicte ce qu’il a à faire. Il est suffisamment intelligent, avec sa créativité et son imagination, pour trouver comment changer ses modes de vie. Il faut évidemment des structures, des choix politiques et économiques, mais les Lumières sont indissociables de la liberté de penser et elles encouragent la réflexion personnelle ainsi que la créativité.

Finalement, l’« âge du vivant » que vous décrivez dans votre ouvrage va au-delà de l’écologie telle qu’elle est parfois entendue.

L’intérêt pour l’écologie et pour la cause animale sont les signes avant-coureurs de l’âge du vivant, mais celui-ci désigne un mouvement plus large, lié à un changement dans le rapport à soi et aux autres vivants, qui conduit à vouloir transmettre un monde habitable. Cela passe par la réconciliation avec notre vulnérabilité et notre finitude. L’écologie travaille profondément la question des limites. Vous ne pouvez pas prendre conscience des limites planétaires si vous n’avez pas conscience du fait que vous êtes mortel, et que l’existence des autres vous oblige, impose des limites à votre droit d’user de tout comme bon vous semble.

J’essaie, dans mon ouvrage, d’accompagner cet âge du vivant, afin qu’il puisse imprégner la société. Je ne sais pas s’il sera victorieux, car il existe des forces contraires extrêmement puissantes, comme on le voit avec le réveil du nationalisme, les agressions racistes, les délires de toute-puissance de certains dirigeants mais aussi de certains groupes et de leur mythologie transhumaniste. Mais les signes avant-coureurs de cet âge du vivant sont bien là, presque partout dans le monde.

Cet âge ouvre un horizon d’espérance. L’espérance est là comme une flamme que je voudrais allumer. Nous avons tout ce qu’il faut pour nous mettre sur une trajectoire vertueuse. A mon niveau, j’ai voulu apporter ma contribution à cet effort qui ne peut être que collectif.

Entretien réalisé par Clément Jeanneau le 18 décembre à l’occasion de la publication du nouveau livre de Corine Pelluchon : « Les Lumières à l’âge du vivant » (Seuil, janvier 2021).

Nourritures terrestres est la newsletter sur les enjeux de l’écologie (2 à 3 numéros par mois). Pour accéder aux numéros précédents et recevoir les prochains, rendez-vous sur ce lien.

--

--

Nourritures terrestres
Nourritures terrestres

Written by Nourritures terrestres

Les enjeux de la transition écologique, chaque mois, par email. Accès et inscriptions : https://www.nourrituresterrestres.fr/

No responses yet