Les bases sur la biodiversité
Ci-dessous, la dernière partie du numéro “Un été pour (mieux) comprendre la biodiversité” de la newsletter “Nourritures terrestres”.
Un terme relativement récent, pensé dans une logique de communication
« Lorsque le mot biodiversité a émergé vers le milieu des années 1980 après une conférence à Washington, le but était vraiment de faire prendre conscience aux politiques de la destruction des êtres vivants sur la terre », explique Virginie Courtier-Orgogozo, directrice de recherche au CNRS, dans l’un de ses cours au Collège de France. « De ce point de vue, cela a bien marché parce que le mot est aujourd’hui très répandu, même si cela n’a pas suffi » .
L’écologue Thomas Eisner disait d’ailleurs dès 1996 : « Le mot biodiversité a prouvé son utilité grâce à son sens percutant. Je veux dire, maintenant, les gens réagissent à ce terme. »
Patrick Blandin, professeur émérite au Muséum National d’Histoire Naturelle, ajoute que « l’invention de la biodiversité a fourni aux protecteurs de la nature un moyen de « moderniser » leur discours. (…) Elle est arrivée à point nommé pour relancer la dynamique internationale de la conservation de la nature ».
C’est en 1988 que le terme apparaît pour la première fois dans une publication scientifique, sous la plume du biologiste Edward O. Wilson : le mot « biodiversité » (forgé trois ans plus tôt par le biologiste Walter G. Rosen) lui a été suggéré en remplacement de « diversité biologique », jugé moins efficace en terme de communication (source). Ce raccourci sémantique a été facilité par la structure de ces mots en anglais (biological diversity => biodiversity).
Deux enseignements ici : le mot est donc assez récent, et son émergence s’est inscrite dans une intention explicite de communication et de plaidoyer. Au passage, certains spécialistes ne sont aujourd’hui pas très enthousiastes, voire sont critiques, à l’égard du succès de ce mot, qui (entre autres problèmes) « a tendance à être galvaudé, utilisé à tort et à travers », m’expliquait récemment une spécialiste. Tous ou presque reconnaissent cependant qu’il a permis d’apporter beaucoup jusqu’ici.
Ce n’est vraiment qu’à partir de 1992, à l’occasion du Sommet de la Terre à Rio, que le terme de « diversité biologique » commence à laisser place à la dénomination « biodiversité ». Cet événement marque une rupture, raconte le biologiste Robert Barbault : « le concept de biodiversité sort alors du seul champ des sciences de la nature », et, de fait, « n’appartient plus aux seuls biologistes ». A partir des années 1990, souligne la spécialiste du langage Sandrine Reboul-Touré, « le concept de biodiversité connaît une diffusion remarquable. Il s’insère peu à peu dans toutes les aires discursives (discours institutionnels, de vulgarisation, de presse, textes de loi…) ».
Celle-ci fait d’ailleurs remarquer qu’on constate visuellement la rapidité avec laquelle ce terme s’est imposé, en comparant son usage entre 1990 et 2010 dans les documents imprimés, par rapport au mot « écologie » (source : outil Google Ngram Viewer) :
D’autres spécialistes nuancent tout même ce succès : « Le fait que le terme de biodiversité soit peu cité dans notre enquête menée en 2020 sur les représentations sociales de la nature en France (1 % des enquêtés) montre que, contrairement à ce qu’affirment certains auteurs, ce néologisme technique n’est pas en voie de remplacer l’idée de nature, même s’il contribue certainement à l’enrichir. »
Bien. Maintenant que le décor est planté…qu’appelle-t-on biodiversité, au juste ? Qu’entend-on par là ?
Définir la biodiversité, un objectif vain ?
Le biologiste Jacques Blondel parle d’une « impossibilité de fait de définir la biodiversité ». En effet selon lui la notion recouvre une telle « amplitude de champs et de domaines de la connaissance » que cela « empêche qu’elle puisse être considérée comme une discipline scientifique unitaire dotée de ses propres théories et lois ».
Il souligne d’ailleurs qu’il existe plus d’une centaine de définitions du mot (même s’il identifie trois grandes conceptions). Pour cette raison, Robert Barbault estime de son côté “nécessaire d’oublier les définitions classiques de la biodiversité : ce n’est pas une addition de choux, de carottes et de ratons laveurs mais bien, tout simplement, la réalité vivante du monde”.
En réalité, selon Jacques Blondel, « à défaut d’être une nouvelle discipline scientifique, l’étude de la biodiversité doit être regardée comme une nouvelle manière de considérer des disciplines classiques en biologie telles que la biogéographie, l’écologie, la systématique, la biologie du développement, la génétique, la physiologie, etc. ».
Attention ceci dit : en réaction au point de vue critique de Jacques Blondel qui qualifiait en 1995 la biodiversité de “coquille vide où chacun met ce qu’il veut”, Patrick Blandin, professeur émérite au Muséum National d’Histoire Naturelle, précise qu’au fil du temps, le terme de biodiversité s’est bel et bien imposé aussi dans le monde scientifique, et non pas seulement dans le monde politique. Il s’agit bien aujourd’hui d’une notion scientifique, quand bien même le terme a été et continue d’être source de débats et discussions.
Certains grands principes délimitant cette notion sont justement reconnus par les scientifiques. A commencer par celui-ci : il existe trois grands niveaux d’approche de la biodiversité, imbriqués les uns dans les autres, interdépendants, qui hiérarchisent les entités biologiques des gènes aux écosystèmes : la diversité génétique (les gènes), la diversité spécifique (les espèces), et la diversité écologique (les écosystèmes).
La biodiversité ne se réduit pas à la diversité des espèces
C’est la première chose à comprendre : contrairement à l’image qui en est parfois donnée, la biodiversité ne se limite pas, loin de là, à la diversité au niveau des espèces. En conséquence, la perte de biodiversité ne se réfère donc pas qu’à la disparition d’espèces.
Par exemple, la disparition de variétés et de races au sein d’une espèce relève de perte de diversité génétique. Autrement dit, si on sauvegarde une espèce tout en perdant certaines variétés à l’intérieur de celle-ci, on a bel et bien perdu de la biodiversité. Du reste, préserver une espèce sur le temps long implique de conserver suffisamment de diversité génétique au sein de celle-ci : une espèce sera d’autant plus résistante à une perturbation qu’elle dispose d’une grande diversité génétique.
A l’autre bout du spectre, de façon plus « macro », il faut prendre en compte la diversité des écosystèmes. Un écosystème (par exemple une forêt, un désert, une mer, une mangrove, une prairie…) est constitué d’un milieu de vie (appelé biotope), des êtres vivants qui l’habitent (appelés biocénose) et… de leurs interactions. Ces interactions entre les êtres vivants (plantes, animaux, micro-organismes) et avec leur environnement non-vivant (air, terre, eau) sont essentielles : de là le fait qu’un écosystème est un ensemble dynamique, tout sauf figé. « Vivre c’est interagir » écrit Robert Barbault.
A noter : les écosystèmes eux-mêmes interagissent entre eux. Ils ne sont donc pas des espaces clos, à considérer en silo. Préserver un écosystème, c’est aider à en préserver d’autres, avec leurs composantes respectives, dont leurs espèces et les fonctions et services associés à ces écosystèmes. (Pour plus de précisions sur la notion d’écosystème, son origine, et des débats qui l’ont entouré, lire par exemple cet article, bien qu’assez ancien).
A savoir aussi que l’ensemble des écosystèmes forment ce qu’on appelle la biosphère — un ensemble uni, où toutes les composantes sont dépendantes les unes des autres (plus de précisions sur ce terme ici).
Mais veiller à la diversité des écosystèmes ne suffit pas : il faut veiller aussi à ce qu’on appelle la diversité fonctionnelle de chaque écosystème…
Le rôle fonctionnel de la biodiversité
L’approche fonctionnelle s’intéresse au fonctionnement des écosystèmes et à la diversité des fonctions biologiques qu’ils assurent. Par exemple : une forêt stockant du carbone, un point d’eau permettant aux animaux de s’abreuver, une prairie aidant à maintenir des populations d’insectes, etc.
« La diversité du vivant ne se laisse pas enfermer dans le carcan simpliste du nombre : la diversité d’une communauté végétale, par exemple, ne saurait se résumer à son nombre d’espèces » écrit ainsi le chercheur Jean-Dominique Lebreton. La diversité des fonctions est parfois bien plus significative. Par exemple, écrit-il, « des différences entre espèces végétales dans l’efficacité de la photosynthèse ou dans la capture de l’eau du sol peuvent jouer un rôle plus déterminant pour les flux de matière et d’énergie que le nombre d’espèces par lui-même ».
Assurer le bon fonctionnement d’un écosystème implique que ses fonctions continuent d’être assurées. Si une espèce en particulier assure une fonction, préserver cette espèce sera essentiel pour préserver la fonction en question et ce faisant l’écosystème. Attention simplement à ne pas se focaliser sur certaines espèces emblématiques au détriment de l’essentiel : « une analyse approfondie du fonctionnement des écosystèmes montre qu’en réalité, ce qui fait l’essentiel de la biodiversité, ce n’est pas tant les grandes espèces « patrimoniales » que l’on aime voir et protéger que l’infinité d’organismes minuscules souvent invisibles qui font « tourner » les systèmes écologiques » (Jacques Blondel).
Un mot qui ne fait pas l’unanimité
Le mot « biodiversité » ne va pas sans poser quelques problèmes. Virginie Courtier-Orgogozo dans son cours au Collège de France, explique notamment qu’il peut conduire à « fonctionnaliser » le vivant, avec certains risques associés (on verra dans un prochain numéro ce que cela signifie concrètement). Elle souligne aussi que ce mot ne dit rien en soi des responsabilités différenciées liées à son effondrement (il est utilisé parfois pour insister sur l’idée que chacun est responsable, comme si cette responsabilité et les leviers d’action relevaient des mêmes ordres de grandeur).
De son côté, le philosophe Baptiste Morizot, même s’il ne rejette pas le terme (« ce concept est intéressant lorsqu’il est appliqué dans les contextes pertinents »), met tout de même en garde à son sujet (entretien au Monde) :
« Lorsque la « biodiversité » devient le nom hégémonique du monde vivant, il bloque les possibilités de pensée et d’action nécessaires pour l’avenir — parce qu’il masque ce que le vivant est vraiment. On finit par confondre cet instrument de mesure avec ce qui est mesuré : la vie sur Terre. Ce que la « biodiversité » capture et restitue du vivant, c’est avant tout des listes d’items : des listes d’espèces, d’écosystèmes, de fonctions — c’est-à-dire des choses intrinsèquement passives, à l’égard desquelles le seul rapport est spontanément de type « protection patrimoniale ». Cela transforme le vivant en énumération d’entités apathiques, fragiles et en attente de notre gestion toute-puissante. Une liste, ça n’agit pas, ça ne fait pas le monde, ça ne rend pas la Terre habitable. C’est quelque chose qu’on peut seulement protéger et compter.
Mais ce n’est pas cela, le monde vivant. (…) Nous avons besoin de penser le monde vivant comme ce qu’il est vraiment : quelque chose d’actif, d’organisé, de constitutif, de jamais en attente, tramant toujours l’habitabilité de ce monde en nous et hors de nous. »
D’autres inconvénients sont parfois aussi mentionnés, de façon plus simple. Frédéric Ducarme, chercheur au Centre d’Ecologie et des Sciences de la Conservation, fait partie des chercheurs critiques du terme. Dans un entretien à Usbek et Rica en 2020, il s’expliquait ainsi :
« De nombreuses alternatives au mot « nature » existent, comme la « biodiversité » ou les « écosystèmes ». Mais force est de constater que ces termes n’ont pas réussi à remplacer la « nature », tout simplement parce qu’ils sont trop réducteurs. En tenant compte de la seule biodiversité ou des seuls écosystèmes, on perd l’aspect culturel et on oublie la notion de paysages ». (A noter qu’on peut aussi considérer l’inverse en affirmant que « biodiversité » inclut bien les approches culturelles).
Dans l’une de ses études, Frédéric Ducarme complétait son propos : « L’idée de nature est loin de se limiter à la biodiversité, qui n’en est qu’une facette. Issu du jargon scientifique, ce mot se révèle par ailleurs bien moins riche en affects. Ces deux termes ne sauraient donc être utilisés comme synonymes, ni l’un se substituer à l’autre ».
Baptiste Lanaspèze, fondateur des éditions Wildproject, spécialisées en écologie, appuyait l’an dernier dans le même sens : « La limite de la notion de biodiversité, c’est qu’elle est artificielle, technocratique. Elle est très utile pour convaincre un énarque, mais ne parle ni au cœur ni à l’âme. Une personne d’origine populaire ne va jamais l’utiliser ; elle a donc des pouvoirs limités. (…) De mon côté, j’ai un faible pour la notion la plus ancienne, vaste, belle, qui est celle de nature. Il s’agit d’une notion populaire, rudimentaire, solide, que tout le monde va utiliser ».
On savait que « le vivant » est un mot très à la mode depuis quelques années (« parfois jusqu’à saturation » confiait Baptiste Lanaspèze) ; ici, il est intéressant de noter que le mot de « nature », critiqué par tout un courant des « penseurs du vivant » mené par Philippe Descola (c’était l’objet du 7e numéro de cette newsletter), garde encore la préférence de certains.
Dans notre série d’articles à venir, nous ne reviendrons cependant pas sur ces débats ; le terme utilisé sera celui de biodiversité. Bien que le débat sémantique puisse intéresser certains, il y a bien d’autres angles intéressants sur lesquels s’arrêter — y compris s’agissant de la question du langage, sur laquelle nous reviendrons !
Merci à Clément Surun, chercheur postdoctoral au Cired en comptabilité écologique, de m’avoir signalé l’article de Patrick Blandin “Au leurre de la biodiversité ?” qui interroge cette notion de façon intéressante et qui s’achève sur ces mots : “Peu importe que la « biodiversité » soit une coquille vide débordant de définitions, floues, incomplètes, contradictoires ; (…) [voyons-la comme] un « méta-concept passeur », passeur, d’un humain à l’autre, d’une démarche où chacun participerait à l’invention d’une nouvelle façon d’habiter la Terre avec la multitude prodigieuse de nos compagnons d’évolution, ces aliens qui par millions nous sont encore inconnus mais qui, dans la discrétion des réseaux trophiques, tissent opiniâtrement la vie”.
Cet article était la dernière partie du numéro “Un été pour (mieux) comprendre la biodiversité” de la newsletter “Nourritures terrestres”.