Extraits de “La Terre habitable — ou l’épopée de la zone critique”
Cette page est issue du numéro “Des idées pour Noël” de la newsletter Nourritures terrestres.
Ci-dessous, une sélection d’extraits de “La Terre habitable”, essai du géochimiste Jérôme Gaillardet, paru en novembre 2023 aux éditions La Découverte.
“La notion d’eau est ambiguë”
« La notion d’eau est ambiguë. L’eau du chimiste, c’est un ensemble de molécule, H2O. Mais pour un biologiste ou un géologue, l’eau est tout autre chose. C’est un fluide qui héberge un monde de particules de tailles variables, du gravier millimétrique au grain de sable, à la boue fine en suspension jusqu’à des molécules indétectables à l’œil nu.
(…) Ainsi, les eaux de l’Amazone ne sont pas de l’eau, mais un mélange disproportionné de molécules d’eau et d’autres substances, solides ou non, invisibles à l’œil nu. (…) L’eau de l’Amazone contient une infinie variété d’éléments : quasiment toute la table de Mendeleïev est contenue dans quelques microgouttes !
L’eau de l’Amazone révèle le « métabolisme » de son bassin versant. Elle est fenêtre sur l’infinie complexité des réactions de transformation du monde qui nous entoure, sur la façon dont il est animé, dont il change perpétuellement ».
(…) « 90% des sédiments que l’Amazone exporte vers l’Atlantique proviennent de l’usure des pentes et des montagnes des Andes. Même à des milliers de kilomètres des sommets et plateaux andins, la poussière issue de leur décomposition parvient à l’océan Atlantique ». (…) « La couleur brune des rivières de l’Amazone, signe de leur richesse en sédiments, est l’apanage de celles venant des Andes ».
“L’illusion d’une stabilité”
« Les transformations de la Terre sont d’une lenteur intrinsèque qui peut nous donner l’impression qu’elles n’existent pas. Ce cadre nous donne l’illusion d’une stabilité. La majesté d’un fleuve comme l’Amazone ne doit pas nous faire oublier qu’il est une montagne en mouvement, une matière voyageuse et instable qui court après un équilibre qu’il n’atteindra pas ».
Timescape, landscape
« Le paysage reflète les cyclicités du temps géologique. Il est autant un « paysage de temps », un timescape, qu’un « paysage de terre », un landscape, comme le dit l’historienne des sciences Bernadette Bensaude-Vincent. (…) Plus de dix va-et-vient de la mer ont ainsi rythmé la vie du Bassin parisien pendant plus de 200 millions d’années. (…) Par deux fois en Normandie, des chaînes de montagne aujourd’hui complètement disparues se sont formées et ont été digérées par les transformations de la surface de la Terre. (…)
Tous les 200 millions d’années, statistiquement, une chaîne de montagnes se crée sur la planète. (…) On pourrait dire qu’il n’est pas un endroit sur Terre où une chaîne de montagnes ne se soit pas formée. Nous vivons réellement sur les ruines des mondes rapiécés qui nous ont précédés ».
(…) « Notre regard sur le temps est terriblement myope. Nous ne connaissons précisément des événements terrestres que ceux qui ont laissé leur trace dans des sédiments de moins de 500 millions d’années, parce qu’y figurent des fossiles reconnaissables. Or ce temps récent représente à peine 10 % du temps géologique. Plus nous remontons dans le temps, plus les restes sont rares et moins notre vision est précise. »
“Une jolie leçon d’histoire des sciences”
« L’une des plus belles découvertes scientifiques du siècle dernier est celle de la tectonique des plaques, qui, à la fin des années 1960, a révolutionné les sciences de la Terre. Quelques articles bien écrits suffirent à l’époque à mettre fin à la théorie dominante, fixiste. Solidement ancrée dans la tête de certains géologues, cette théorie ancienne interdisait aux masses continentales de bouger et de dériver au fil du temps.
(…) La découverte de la tectonique des plaques est une jolie leçon d’histoire des sciences, car elle montre que, pour comprendre la formation des montagnes, il a d’abord fallu comprendre comment se formaient les océans. Or il n’était pas a priori évident d’expliquer la formation des reliefs en inspectant le fond des mers ».
(…) « Dans les années 1970, la nouvelle théorie de la tectonique des plaques, qu’on mit bien du temps à enseigner dans les universités de France, vint complètement renouveler notre manière de comprendre la formation des reliefs et des chaînes de montagne. La tectonique des plaques explique pourquoi la Terre n’est pas plane. Les montagnes bougent : elles sont un mouvement, sans cesse créées par le déplacement de croûte terrestre et sans cesse détruites par l’érosion. Restait à comprendre l’origine de ces mouvements horizontaux. (…) Si la Terre n’est pas plane, c’est parce qu’elle se refroidit, ce qui la met en mouvement, et qu’à partir de ce mouvement elle crée le relief, qui nous fait vivre ».
“Il n’y a finalement pas de rivières”
« Les rivières ne sont pas issues de quelques sources, mais d’une infinité de sources dans les nuages. Elles sont la manifestation d’un cycle sans fin, un choix arbitraire le long d’un continuum d’humidité. Il n’y a finalement pas de rivières, mais des moments d’un cycle qui se transmet de rivières en rivières : des rivières d’humidité marine, des rivières de nuages, des rivières de pluie, des rivières de glaces, des rivières d’océans… »
“En réalité, le sol est incertain” et “victime de sa centralité”
NB : L’auteur explore tout au long du livre « l’épopée de la zone critique », un concept qui renvoie au « milieu hétérogène de la proche surface terrestre, dans lequel se jouent des interactions complexes entre les roches, le sol, l’eau, l’air et les organismes vivants ».
« Une politique de la zone critique doit associer tous les éléments qui le composent, et se soucier de leurs connexions. Chacun de ces sous-objets de la zone critique devient d’ailleurs très difficile à définir, une fois considéré comme partie d’un tout.
Le sol est probablement le terme qui pose le plus de difficultés. (…) En réalité, le sol est incertain, et non une surface « solide », puisque l’eau, en s’infiltrant et en dissolvant, crée un volume poreux et mou. Chez les pédologues et les agronomes, le sol s’est fait ressource, et de surface est il devenu une couche nourricière. (…) Mais pour les géologues, le sol ne s’arrête pas aux quelques centimètres supérieurs. (…) Les sol des hydrologues est encore différent. (…) Sans parler du sol des juristes. (…)
A dire vrai, le sol est victime de sa centralité. Il est tellement important pour notre connexion à la Terre que nous n’avons pas pris le temps, en tout cas dans l’histoire occidentale, de penser à le redéfinir et à le regarder, non pas comme une verticale sous nos pieds ou une surface horizontale figée, mais comme un processus, un mouvement, un état transitoire de notre monde.
En prenant le point de vue de la zone critique, nous redonnons au sol une dynamique dont les classifications pédologiques et la compartimentation des définitions selon les disciplines l’avaient privé. Sur la scène de la zone critique, le sol n’est pas une surface stable et compacte, mais une éponge molle, imprégnée d’eau, de gaz de vivants, d’oxydes et d’argile qui se déplacent, se forment et se déforment comme une masse visqueuse, pétrie et repétrie. Un blob… »
“Urgence à reconnecter les disciplines”
« Il y a urgence à reconnecter les disciplines. Pour ne plus regarder le sol sans penser à l’eau, ne plus calculer les flux de sédiments sans interroger les vivants, ne plus voir l’eau seulement comme de l’eau, mais comme un mélange intime des acteurs d’une chorégraphie planétaire ».
Il est nécessaire « de se rendre sur le terrain, dans des endroits situés, pour étudier non pas le sol, l’eau ou la végétation séparément, mais bien leur enchevêtrement » : « une nouvelle manière de voir les transformations du monde et la place des humains dans la mince pellicule habitable qui les confine ».
(…) « Il peut paraître trivial de dire que des spécialistes de l’eau et des sols, des formes du relief et des écologues doivent travailler ensemble à comprendre la zone critique. Hélas, la spécialisation des sciences, qui intervient très tôt dans les cursus, les rivalités académiques, et des égos souvent démesurés font que les disciplines sont bien gardées et très étanches.
(…) Or la recherche originale se mène aux interfaces, dans les interstices des disciplines établies. La compréhension de la formation des chaînes de montagnes n’est-elle pas venue de celle du fond de l’océan ? »
Faire croiser la géologie et l’écologie, qui n’ont cessé de se séparer
« La zone critique, au carrefour des sciences de la Terre et de la Vie, est victime de la ségrégation disciplinaire. Selon le point de vue, on peut la voir comme un problème de géologue -finalement, ce sont les roches que l’on décompose -, d’écologue -tout le travail est fait par des êtres vivants qui luttent pour leur survie-, ou de climatologue -toute l’énergie vient du soleil, et l’eau est le moteur des transformations. On peut même dire qu’elle est le fait du travail de générations d’humains qui l’ont sculptée et donc un problème de sciences sociales.
Si nous décidons de l’étudier comme un système, comme une « chose » selon l’expression du géomorphologue William Dietrich de Berkeley, alors ces points de vue doivent être réconciliés. »
(…) « La zone critique fait se croiser l’écologie et les sciences de la Terre, le géo- et le bio-, le monde du « biotique » et celui de « l’abiotique », selon ces termes désuets qu’on rencontre encore trop souvent.
(…) La géologie et l’écologie sont apparues respectivement aux XIXe et XXe siècles et n’ont cessé de se séparer. La géologie s’est modernisée en sciences de la Terre ou géosciences, et rapprochée de la physique et de la chimie ; l’écologie s’est de plus en plus intéressée aux relations entre vivants, au détriment des relations entre les vivants et leur « milieu ».
(…) Les révolutions scientifiques du XXe siècle ont paradoxalement accentué la divergence entre sciences de la Vie et sciences de la Terre. »
« La montagne, le bassin versant, le marécage sont des lieux de coexistence de mondes que le vocabulaire scientifique qualifie souvent, et à tort, de « biotique » et d’ « abiotique ». Ils ne sont ni l’un ni l’autre, puisqu’ils résultent d’une coconstruction. »
« La polysémie du mot « sol », perçu différemment par un géologue, un pédologue ou un écologue, révèle des fractures profondes sur notre perception du territoire, sur une vision du monde non partagée, biaisée par des a priori disciplinaires ou des temporalités incompatibles. Nous sommes ici au cœur de ce que le mot « critique » peut signifier : une zone de tous les conflits, où chacun en appelle à des expertises différentes. »
Une nécessaire alliance entre disciplines de l’animé et de l’inanimé
« La science des terrestres exige une alliance entre les disciplines de l’animé et celles de l’inanimé. Une cellule dans un bécher, un bout d’ARN sont certes des objets vivants, mais ils ne possèdent pas la puissance d’agir des organismes, individus ou espèces, dans leur milieu de vie. Pour qu’une science du terrestre puisse s’inventer, et ainsi une politique des terrestres, il faut que ce grand partage s’estompe ».
« L’écologie, science des relations, doit montrer la voie. A sa fondation, l’écologie scientifique portait la promesse de cette synthèse entre l’animé et l’inanimé. Une promesse qu’elle n’a pas tenue, se restreignant de plus en plus à l’étude des vivants, en privilégiant clairement certains d’entre eux, leurs interdépendances, négligeant de s’intéresser aux engendrements dont ils ont le secret ».
« Réconcilier le point de vue des vivants et des non-vivants pris dans leur milieu (…) constituerait un grand programme. »
« Au-delà de l’interdisciplinarité, ce programme exige une bonne dose d’indisciplinarité », selon le bon mot de Dominique Wolton ».
« Dans cette épopée nouvelle, les sciences anciennes doivent se mouvoir, larguer les amarres. Une « biogéologie » demande à la vieille géologie de remonter à la surface, à la physique galiléenne de se plier à la réalité de la complexité et aux exigences des descriptions laborieuses, à la biologie d’oublier l’organisme pour s’intéresser aux dépendances, à l’écologie de sortir de la maison, aux sciences humaines de l’être un peu moins ».
« Identifier la ligne de démarcation entre l’animé et l’inanimé dans la construction de l’espace habitable de la Terre, séparer ce qui peut s’adapter (les vivants) de ce qui ne le peut pas, est l’un des plus grands défis à relever par la communauté scientifique ». Celui-ci « réclame l’alliance de toutes les disciplines et doit nous inciter à concilier des visions centrées sur la matière et d’autres centrées sur le vivant ».
Un appel à “l’émergence d’une science “modeste”, qui abandonne son point de vue surplombant”
« Les observatoires de la zone critique sont l’archétype d’une pratique scientifique d’un type nouveau. Une science du terrestre, située en un lieu, qui se confronte à la durée réalité des systèmes complexes de terrain. Parce qu’ils associent des physiciens, des chimistes, des géologues, des écologues, des observateurs et des modélisateurs, ce sont des lieux de confluence des sciences ».
Tout ceci « implique l’émergence d’une science qui nécessite des alliances, des compromis sans se dégrader, un degré d’ouverture et l’abandon de son point de vue surplombant : une science « modeste ». »
Cette science « doit mobiliser des disciplines qui ne savent pas encore qu’elles doivent l’être ». « Il en va ainsi de nombreuses disciplines des sciences de la Terre, qui rechignent à revenir à une échelle régionale, encore perturbées par le choc de la grande révolution que fut la tectonique des plaques. Or, s’il est bien une discipline que la nouvelle Terre devrait concerner, c’est bien la géologie. »
« Pour d’autres disciplines, comme la physique ou la chimie, se dresse la peur du « sale », du « compliqué », et donc de l’inintéressant. Sortir des laboratoires exige de vivre avec la complexité de l’objet qu’il nous faut désormais sauver (…) et de s’hybrider avec d’autres sciences moins spectaculaires. Le narcissisme disciplinaire, encouragé par des institutions se gargarisant de leur succès dans les classements internationaux, est un autre écueil que nous devons braver. »
Un exemple de l’importance de la géochimie
« Que le volume d’eau dans une rivière augmente après un orage ne surprendra personne. Mais que cette eau ne soit pas de l’eau de pluie est sans doute plus troublant. C’est pourtant ce que montre le suivi de la composition chimique de l’eau d’une rivière pendant un orage : elle n’est pas diluée par l’ajout d’eau de pluie. Elle a circulé, plus ou moins rapidement, dans les profondeurs de la zone critique avant de rejoindre le cours d’eau. En y circulant, elle l’a explorée et comme rincée ».
(…) « L’analyse des relations entre la composition chimique et le débit des cours d’eau est en plein essor ». Plus globalement, « il reste encore beaucoup à découvrir sur les interdépendances, ou la conversation, entre les composantes de la Terre habitable ».
Parmi les questions irrésolues, par exemple : « comment les roches en profondeur « savent-elles » qu’en réponse à une déforestation ou un feu, de nouveaux minéraux « doivent » se dissoudre et libérer leurs nutriments ? ».
“Et si nos GPS n’étaient pas de bons descripteurs du monde ?”
« Alors que nous sommes capables d’explorer le système solaire, curieusement cartographier la zone de la planète Terre qui supporte la vie et ses recoins reste un des grands défis scientifiques de notre époque. Nous vivons à l’intérieur d’une petite partie du globe, nous en dépendons, mais nous ne connaissons des contours physiques de cet habitat que son espace topographique. »
(…) « Et si la crise que nous traversions était une crise de la représentation ? Et si nous n’avions pas le bon mode d’emploi, si nos GPS n’étaient pas de bons descripteurs du monde ? La carte topographique de l’IGN, utile pour se promener, n’est qu’une représentation de la surface « vue de nulle part ». (…) Une autre vision s’impose. Il est urgent d’inventer une nouvelle cosmographie ». « Les cartes du nouveau monde devront fournir un « positioning system » qui ne soit plus seulement global comme le GPS, mais local — un LPS, en somme — pour atterrir ».
En ce sens, il recommande « le livre magnifique » Terra Forma (lien éditeur / et précisions ici sur le projet), qui propose « des cartographies potentielles de la terra incognita du nouveau monde qui n’utilisent plus le système de coordonnées X Y Z sur un globe sphérique », mais où, au contraire, « chaque lieu d’enquête, de recherche, de vie, devient le centre d’un nouveau « globe » ».
La Terre habitable, ou l’épopée de la zone critique, Jérôme Gaillardet, La Découverte, 2023