Comprendre l’artificialisation des sols
Cette partie est un extrait de l’article “L’artificialisation des sols pour les nuls” de la newsletter Nourritures terrestres.
Sommaire de cette partie
- Artificialisation : de quoi parle-t-on ?
- Pourquoi l’artificialisation des sols est-elle un problème majeur ?
- Une tendance préoccupante
- D’où vient l’artificialisation ? Pas seulement de la hausse de la population
Artificialisation : de quoi parle-t-on ?
« Pour les chercheurs, le terme d’artificialisation n’a pas vraiment de sens », indique Jean Cavailhès, économiste et directeur de recherche émérite à l’Inrae. « Il correspond à un terme socialement utilisé par la population, les juristes et les politiques. Mais il en existe plusieurs définitions, différentes d’une institution à l’autre ».
Le terme n’a pas de définition scientifique internationale, insiste-t-il dans un article paru dans la revue Constructif. « L’analyse de milliers d’articles montre que la définition du processus d’artificialisation est peu interrogée dans la littérature scientifique ». L’artificialisation, terme apparu dans les années 1990, « est une notion franco-française » : au niveau mondial, ce sont les notions d’urbanisation et d’imperméabilisation (soil sealing) qui sont surtout utilisées, indique-t-il. Ainsi que les notions de « dégradation des sols » et de « consommation d’espace » (land take), me précise Rémi Guidoum, responsable biodiversité de la Fondation pour la Nature et l’Homme.
Ce constat étant posé, citons deux définitions, ou plutôt deux approches de l’artificialisation qu’on retrouve fréquemment :
1/ La perte d’un espace naturel, agricole, ou forestier (dit NAF — moyen mnémotechnique), due à un changement d’usage du sol — pour construire à la place, par exemple, des logements, bureaux, usines, routes, voies ferrées, ronds-points, chantiers, décharges, mais aussi des « espaces verts » artificialisés (parcs, etc.).
Mais ne regarder l’artificialisation que sous ce prisme masquerait au moins deux autres dimensions importantes : la forme prise par l’étalement urbain (quelle dispersion des constructions, par exemple ?), et l’imperméabilisation des sols.
Ces trois dimensions, qui interagissent entre elles, composent donc l’artificialisation :
Le point sur l’imperméabilisation est clef : il faut bien avoir en tête que les sols artificialisés ne sont pas tous imperméables, loin de là (56% des surfaces artificialisées demeurent perméables, contre 44% devenues imperméables) : pensons aux « espaces verts », jardins, mais aussi aux friches urbaines ou encore aux carrières. A l’inverse les sols bâtis et revêtus sont imperméabilisés.
Or l’imperméabilisation est l’une des formes les plus impactantes et les moins réversibles de l’artificialisation, explique l’Inrae. Jean Cavailhès écrit même que « la clé d’entrée des hydrologues et de la plupart des biologistes est le degré d’imperméabilisation des sols [plutôt que la notion d’artificialisation], car c’est de lui que dépend le niveau des perturbations subies par le sol ».
En conséquence, tous les sols artificialisés ne se valent pas en termes de dégradation écologique. Un enjeu clef, dès lors : réduire non seulement l’artificialisation des sols mais aussi l’imperméabilisation des sols artificialisés.
2/ Mais l’artificialisation est aussi considérée parfois avec une autre approche : l’altération durable des fonctions écologiques du sol (biodiversité, carbone, eau…). C’est justement l’approche introduite par la toute récente loi Climat pour définir l’artificialisation.
Rémi Guidoum (FNH) m’explique qu’on constate ici une « évolution chronologique, qui va de pair avec la prise de conscience écologique : au départ on ne s’intéressait qu’à la perte de surfaces agricoles, puis on a élargi le périmètre progressivement, d’abord en suivant aussi les surfaces forestières et naturelles, puis en s’intéressant au sol en tant qu’écosystème en intégrant le suivi de la dégradation de ses fonctions écologiques ».
Mais cette approche entraîne certains débats.
Quelle est la problématique ici ? Entre autres choses, le fait qu’un sol n’a pas besoin d’être artificialisé pour voir ses fonctions écologiques être altérées. Pensons à de nombreux sols agricoles soumis au tassement des machines et aux intrants chimiques, fertilisants et pesticides.
Ainsi « un parc urbain […espace considéré comme un sol artificialisé] peut parfois avoir plus de qualités environnementales que certaines parcelles de vigne ou de betterave […espaces considérées comme non-artificialisées] » indiquent les auteurs du livre « La ville stationnaire ».
De même, « pour un écologue, un champ produisant plus de 100 quintaux de blé par hectare grâce à des engrais et pesticides, est tout autant artificiel qu’un village périurbain » écrit Jean Cavailhès.
Leçons à tirer ici :
1. Comme me le dit Rémi Guidoum, « si on lit attentivement la définition de l’artificialisation introduite dans la loi Climat, on peut se demander si certains sols agricoles ne correspondraient pas à des surfaces dites artificialisés. Cela invite à réfléchir à la notion d’ « altération durable » et questionne la pertinence d’une distinction binaire entre sols artificialisés et non artificialisés ».
2. En attendant, écrivent les auteurs de « La ville stationnaire », l’artificialisation est à prendre « comme un indicateur parmi d’autres, avec son lot d’imperfections, qui ne « voit » pas les atteintes portées aux sols agricoles et naturels » — sauf changement de regard, donc.
Et cette mise en garde sur l’imperfection de la notion d’artificialisation est d’autant plus importante qu’il en existe des définitions différentes. Exemple concret, cité par Jean Cavailhès : « si on utilise la définition des sols artificiels d’Eurostat, (…) la construction dans des villages périurbains ou ruraux n’est pas de l’artificialisation car le « tissu urbain discontinu » de cet habitat est déjà artificialisé » ! Ceci dit, Rémi Guidoum m’explique qu’un travail d’harmonisation des méthodologies est en train d’être mené.
Pourquoi l’artificialisation des sols est-elle un problème majeur ?
1/ A cause de ses impacts agricoles : la progression des sols artificialisés se fait principalement au détriment de terres agricoles (au deux tiers pour les chiffres de la période 2006–2014). Second problème : ces terres artificialisées sont souvent de bonne qualité agronomique (l’urbanisation se fait à 70 % au détriment des terres jugées de très bonne qualité).
Rappelons qu’il faut souvent plusieurs milliers d’années pour qu’un sol fertile se développe, contre quelques années voire quelques minutes pour qu’il soit détruit. Préserver nos surfaces agricoles est un enjeu crucial pour notre sécurité alimentaire, afin de pouvoir absorber la croissance démographique, réaliser la transition agroécologique, renforcer l’autonomie géostratégique du pays…ainsi que faire face à l’impact négatif du changement climatique sur les rendements agricoles et les ressources en eau, qui impose de revoir les modes et géographies de production.
Comme l’explique l’urbaniste Sylvain Grisot, « les sols agricoles sont la matière première d’un modèle de développement urbain dans l’impasse, fondé sur la monoculture automobile, la séparation des fonctions et une poignée de produits immobiliers standardisés » : c’est donc tout cela qu’il s’agit de revoir.
2/ A cause de ses impacts sur les fonctions écologiques des sols (fonctions climatiques, biologiques, hydriques et agrologiques). Un sol artificialisé perd en capacité à stocker du carbone et donc à lutter contre le changement climatique, à contribuer à l’infiltration de l’eau (augmentant les risques d’inondation), à lutter contre les îlots de chaleur urbain, etc.
Et, bien sûr, l’artificialisation elle-même déstocke du carbone : par exemple, lors de la conversion d’une forêt en espace agricole, plus d’un quart du carbone contenu dans les 30 premiers centimètres du sol est perdu, indiquent le spécialiste Sylvain Coq et François-Xavier Joly.
Sur ce sujet, un chiffre est frappant : selon les dernières estimations, les sols stockent plus de carbone que les plantes et l’atmosphère additionnées. Ils stockent environ 1 700 gigatonnes (Gt) de carbone, soit deux fois la quantité stockée dans l’atmosphère (870 Gt) et plus de trois fois celle stockée dans la végétation (450 Gt). Seuls les océans font plus (3600 Gt). Le pergélisol en stockent, lui, 1200 Gt.
Notons aussi que certains écosystèmes sont plus touchés que d’autres : en France les prairies représentent 47% des surfaces naturelles artificialisées depuis trente ans, et les zones humides ont vu leur superficie réduite de 50% entre 1960 et 1990. Or les prairies et les zones humides font partie des sols qui stockent le plus de carbone…
3/ A cause de ses impacts sur la biodiversité. Comme l’écrit Rémi Guidoum dans une note parue en 2022 pour la Fondation pour la Nature et l’Homme, « les écosystèmes ne se résument pas à leurs fonctions écologiques : ils sont habités par des espèces ». Or les sols sont justement, avec les mers et les océans, les principaux réservoirs de biodiversité de la planète. Quand on les artificialise, on fragmente la trame paysagère, et on transforme les conditions écologiques locales. Conséquence : l’artificialisation contribue à la diminution du nombre d’espèces présentes, avec une sélection qui s’opère au bénéfice des espèces généralistes et au détriment des espèces dites spécialistes, qui ont besoin de conditions écologiques précises pour prospérer. Résultat : une homogénéisation des communautés animales et végétales, et une baisse de la diversité génétique.
…Et tout ceci sans parler :
- de l’allongement des distances liée à l’artificialisation — et plus précisément l’étalement urbain — qui augmente l’usage des voitures et donc les émissions et polluants associés.
- des activités développées ensuite sur le sol, dans le cas d’activités industrielles et/ou polluantes.
Une tendance préoccupante
Toutes les études le soulignent : les chiffres de l’artificialisation en France varient fortement selon les sources et les définitions, selon un rapport de 1 à…4 (!) : entre 20 000 et 30 000 hectares par an, d’après le ministère de la Transition écologique ; environ 16 000 entre 2012 et 2018, pour le Commissariat général au développement durable ; et jusqu’à 65 000 selon le Service de la statistique et de la prospective du ministère de l’Agriculture.
Cependant deux choses sont claires :
- Rapporté au nombre d’habitants, le taux d’artificialisation en France est de loin le plus élevé en Europe (47 km² d’artificialisé pour 100 000 habitants).
- Au rythme observé ces dix dernières années, le taux d’artificialisation, aujourd’hui de 10 %, s’élèverait à 14 % en 2050 et 20 % en 2100.
En continuant au même rythme, il ne faudrait que 4 à 8 siècles pour artificialiser l’intégralité des terres agricoles françaises. Même pour la fin de ce siècle, les chiffres sont impressionnants et « certainement impossibles à « encaisser » » selon les auteurs de “La ville stationnaire”, « surtout en y ajoutant les incertitudes climatiques et le besoin de faire évoluer les pratiques agricoles ».
Une précision, au passage : l’artificialisation n’est pas due qu’aux grands projets visibles (zones commerciales, grandes infrastructures, etc.) : elle vient aussi d’une multitude de petites opérations qui se cumulent et qui mises bout à bout, finissent par avoir un impact important. Seules 2% des communes françaises n’ont pas consommé d’espace entre 2009 et 2019. Autrement dit, « l’artificialisation d’un territoire dépend autant de très nombreuses petites opérations que de peu d’opérations de grande ampleur ».
D’où vient l’artificialisation ? Pas seulement de la hausse de la population…
Depuis la première révolution industrielle, les villes n’ont cessé de s’agrandir et de s’étendre sur les milieux naturels et agricoles. La raison n’est pas seulement démographique (+ 56% entre 1950 et 2010). La cause majeure, c’est le développement de la voiture et, avec lui, des routes. C’est la voiture qui développe l’habitat pavillonnaire et qui disperse les fonctions urbaines, auparavant rapprochées : habiter, travailler, consommer, se divertir…Voilà pourquoi on parle d’étalement urbain.
(A noter que cet étalement concerne l’habitat, en grande partie des maisons individuelles, mais aussi les zones commerciales et les zones d’activités économiques).
Depuis les années 1980, les sols artificialisés ont progressé 3 à 4 fois plus vite que la population (+72% d’espaces artificialisés en superficie, contre +19% en population). C’est d’ailleurs la définition même de l’étalement urbain. Au fond, on peut dire que le découplage existe bel et bien…le découplage entre croissance démographique et artificialisation.
Serait-ce à dire que, pour lutter contre l’artificialisation, l’enjeu démographique ne compte pas ? C’est un peu plus nuancé que ça, selon les auteurs du livre “La ville stationnaire” :
« Une population stable — nous finirons bien par atteindre ce stade, nous disent les démographes — s’inscrivant dans un patrimoine bâti qu’il n’y aurait plus qu’à maintenir, permettrait certes de réduire la pression. Mais ce n’est pas une condition suffisante : aujourd’hui, d’autres phénomènes augmentent les besoins même à population stable (hausse de la surface par personne, des résidences secondaires, réduction de la taille moyenne des ménages, inadéquation des besoins, etc.). L’Allemagne est un bon exemple : avec une population actuelle quasiment égale à celle du début des années 2000, l’artificialisation est comparable à la France — de l’ordre de 20 000 hectares par an ».
Dans la deuxième partie de l’article, découvrez pourquoi la loi actuelle sur l’artificialisation est jugée insuffisante par les auteurs de “La ville stationnaire”, et la contre-proposition qu’ils portent…